Le temps des illusions

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« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand chagrin d’amour pour une femme qui ne me plaisait pas et qui n’était pas mon genre »
Proust, Un amour de Swann. 

Vers une autre vie

Janvier 1968, je ne savais que peu de choses de la vie, j’avais traversé les étapes précédentes dans un épais brouillard sans repaire avec seulement l’affection et l’autorité de mon père. Son ambition était de me maintenir dans la droite ligne de la société dominante avec pour conseil : « ne fais pas comme moi, fais ce que je te dis ». Le problème c’est qu’il ne me disait pas grand-chose en dehors des basiques du type ne pas mentir ou ne pas voler mais aussi savoir respecter la parole donnée. Il voulait que je réussisse là où il pensait avoir échoué. Avec le recul et connaissant aujourd’hui l’histoire de la famille, je vois bien que sa préoccupation était de ne pas me laisser suivre une mauvaise pente vers la marginalité, de ne pas subir la reproduction sociale mais de chercher à s’élever. Pour moi, ce combat de la non-reproduction est ancré dans la conscience de l’injustice faite aux miens et aux pauvres, un désir de vengeance « L’un des moteurs de la non-reproduction, c’est donc la volonté de justice, enracinée dans l’humiliation subie et le désir de la venger, volonté de ne pas répéter la même vie de génération en génération » Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction.
Il insistait sur le fait que j’étais le dernier des Mauvy, une dernière chance en quelque sorte. Cela reposait sans doute sur la perte de deux enfants, mes frères, l’expression ne pouvait être que temporairement exacte. Toutefois, elle était dans la droite ligne d’un patriarcat plurimillénaire. Il disait par exemple que le fils de sa sœur décédée aurait dû être un « Bergeot », du nom du père. Cette conception du patronyme est discutable dans son principe, aujourd’hui elle est officiellement périmée avec le double nom, pourtant c’est le plus souvent le nom de l’homme qui est en premier. A l’époque, dans un monde ouvrier où une majorité ne laissait à la femme que peu de place si ce n’est aux casseroles et à l’entretien des enfants, .il allait de soi que le nom de l’enfant était celui du père. Être le dernier du nom pèsera longtemps sur moi, peut-être même encore aujourd’hui quand je me sens une responsabilité que je n’ai plus, puisque je ne suis plus depuis longtemps, le dernier des Mauvy. Cependant, cela a sûrement contribué à la constitution de mon identité car le nom est un élément de notre personnalité : « Qu’est-ce qu’un signifiant ? Ce n’est pas un mot, mais une musique du discours à travers son corps qu’il met en paroles. Et le signifiant de base pour chacun est son nom du père ou de sa mère. » Jean Fourton.
Au sortir de l’adolescence, j’existais mais qui étais-je ? Au milieu du chaos familial, je ressentais un besoin impérieux d’être. Mon existence je la devais, comme tout un chacun, au hasard. Je sentais qu’il me faudrait beaucoup d’énergie pour aller au-delà. Le hasard m’avait fait exister dans un lieu, à un moment et dans un groupe qui ne semblait pas être le mien. Je devais faire avec. Je décidais donc de me construire un devenir. Hélas, sans expérience et sans véritable culture, j’allais d’abord m’imaginer une histoire sur un scénario qui n’était que petit bourgeois, fait d’ambition et de paraître alors qu’au fond de moi il y avait une demande énorme d’une autre nature. Je me retrouvais à n’être qu’un de ceux qui rêvent de grimper dans l’ascenseur social pour paraître à défaut d’être. C’était une erreur, je ne pouvais rien attendre de cela, c’est pourtant ce que ma future femme Monique allait voir en moi et qui fera la base de notre union. La révolte sociale, la rancœur d’un enfant martyrisé par la vie avaient enfoui au fond de moi les germes d’une révolte qui ne demandait qu’à se manifester mais allait être apaisée momentanément par l’illusion.
Lorsqu’on est adolescent il est difficile de s’y retrouver parmi toutes les contradictions, désirs ou sentiments, plaisir et culpabilité, vérité et mensonges. Dans le chaos d’une vie familiale désordonnée, je percevais nombre de choses pour lesquelles je n’avais pas d’autres réponses que ce que me dictait mon instinct et mon intelligence. Je n’avais pas d’exemple à suivre. Entouré de vies brisées et sans personne à qui j’aurais pu me confier, j’étais comme au milieu d’un gué sans qu’aucune rive ne me semble être mon pays.
Il y avait en moi une double personnalité, comme me l’a écrit mon ami Jacques en juin 1968 : « En toi, Marc, il y avait une double personnalité: la première était celle du fils de prolétaires, c’est à dire un garçon qui stoppait là ses ambitions car il pensait qu’il ne pourrait jamais les satisfaire. Au fatalisme s’ajoutait aussi ce que tu appelais une certaine paresse (une certaine lassitude ou résignation). Le deuxième garçon en toi était celui que j’appréciais, celui qui posait les problèmes, celui qui cherchait, qui discutait, qui avait un désir de culture un besoin de savoir. En choisissant la voie que tu as prise, tu t’es fondé une nouvelle personnalité. Lorsque je te voyais avec tes parents et ta femme aux Grandes Brosses, j’ai cru que tu voulais arrêter ta vie. ». « Tu te souviens, décembre, janvier, février ? Tu en étais rendu à un pessimisme. » Ou encore « Et toi dans tout cela? Tu évolues, c’est un fait, mais vers quoi ? Vas-tu te renfermer dans ton métier, dans ta famille, dans la famille que tu vas former ? »
J’arrivais à un carrefour dont une des voies m’était désormais bouchée, celle du plaisir intellectuel où on apprend et où on découvre, celle de la vie d’étudiant. J’aspirais à aller au-delà de moi-même en m’élevant par le savoir. Tout à coup une autre voie s’ouvrait, celle de la vie active dans laquelle la réussite dépend pour beaucoup du conformisme à la société dominante. Je remettais à plus tard mon ambition. Était-ce l’aube d’une nouvelle personnalité ? Je ne le pense pas mais je mettrai du temps à retrouver le « deuxième garçon » évoqué par mon ami Jacques. Je ne pouvais pas être étudiant, de lycéen je devenais jeune travailleur. C’est ainsi qu’au premier trimestre 1968 je quittais l’adolescence sans l’avoir vraiment vécue pour entrer directement dans une vie de couple et devenir père en même temps.
La rencontre qui allait déterminer les années suivantes aura lieu bien trop rapidement pour que j’aie véritablement le choix. A partir de cette rencontre les choses iront trop vite, jouant de mes désirs et de mes sentiments. .Je n’étais pas prêt pour ce qui allait arriver mais la vie allait m’offrir un projet très tentant, avoir une compagne sur qui m’appuyer, n’être plus seul, avoir une nouvelle famille.
Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Oubliés les petits matins gris avec les copains et ces moments où on ne pense à rien entre les bistrots de la gare et ceux des Halles, où on se restaure une dernière fois avant d’aller se coucher, oubliées aussi les soirées à refaire le monde avec un ami. Comme à mon habitude je vais aller de l’avant et faire tout pour réussir et prouver que j’ai fait le bon choix. Les autres, mes amis sont sur le quai. Je les devance dans le grand bain normatif de la vie familiale et des emmerdes du quotidien qui vont avec. Qu’est-ce que je pensais pouvoir inventer ? Je prendrai conscience de tout cela beaucoup plus tard dans la douleur d’un amour méprisé et ses pleurs inutiles.
Contrôleur aux PTT
Les PTT m’offraient un emploi. J’en oubliais mes ambitions ou du moins je les remettais à plus tard. Je serai fonctionnaire d’État, contrôleur aux PTT et plus tard, plus tard… Pour le premier mois, j’avais dû trouver l’argent nécessaire à mon installation, logement et nourriture, en attente de mon premier salaire. Pour cela, mon père avait fait un emprunt à l’ami René avec promesse d’un remboursement rapide puisque j’avais une situation, et donc un salaire. C’est ainsi que je débarquais à Orléans avec quelques sous en poche pour prendre ce nouveau départ. Je m’émancipais enfin de mon milieu, je m’éloignais de la misère sociale et de ses complications. Je suivais des cours pour devenir postier et j’avais une chambre en ville. Je pouvais rentrer le week-end à Tours avec des collègues motorisés quand il y avait de la place dans les voitures ; je n’avais pas les moyens pour le train.
Dans le cours de contrôleur il y avait deux sortes d’élèves, les promus en interne et ceux, moins nombreux, issus du concours externe comme moi. Il y avait donc surtout des collègues déjà postiers c’est à dire plus âgés. Les camarades avec qui je voyageais étaient des militants de la CGT, c’est donc en voiture de Tours à Orléans que commença mon éducation syndicale et politique. Cette éducation était salutaire car dans mon isolement précédent il faut bien reconnaître que mes connaissances en matière politique étaient assez superficielles. Je savais que le monde se partageait entre les riches et les pauvres et que ma famille était du côté des pauvres mais je n’avais pas une idée claire sur le fonctionnement du système d’exploitation qu’on nomme capitalisme. Je connaissais l’injustice sociale mais je ne savais pas quelle en était l’origine. Ma conscience de classe se résumait au fait que mon père et mon grand-père étaient des ouvriers et que, dans un monde bourgeois, il fallait lutter pour survivre. J’avais en mémoire les luttes de mon grand-père révoqué du Chemin de fer dans les années 1920 et je connaissais les conflits fréquents de mon père avec ses patrons. Cependant, je ne connaissais pas bien l’adversaire. J’apprendrais bientôt quels rapports de force gouvernent la société y compris dans l’administration. Les PTT, à l’image de la France de l’époque, étaient une administration conservatrice, très stricte avec une hiérarchie imbue d’elle même et souvent abusive. Tout cela me mettra rapidement dans une position de révolte et de résistance.
A la fin des années 60 et au début des années 70, les PTT, en plein développement ont beaucoup recruté. Du sud sont montés de nombreux déracinés vers Paris ou le Nord de la France. A Orléans, les besoins étant plus modérés, on recrutait surtout dans les départements limitrophes en particulier des agents femmes pour les Chèques Postaux. Il y avait une bonne ambiance en particulier dans le lieu collectif où se retrouvaient chaque jour les postiers, la cantine rue du Pont de Cé. C’était un milieu très vivant car il y avait beaucoup de jeunes postiers et aussi de jeunes postières en raison de la présence du centre, place De Gaulle dans le bâtiment même où avaient lieu mes cours.
Comme d’autres collègues célibataires ou pas, je m’intéressais aux filles des chèques et je commençais à avoir des contacts, mais le soir je rentrais dans une chambre triste louée tout au bout de la rue du faubourg Bourgogne. Elle se trouvait dans un immeuble bourgeois, siège d’une entreprise métallurgique, à La Cloche d’Or. Là je retrouvais ma solitude. Les week-ends, lorsque je ne pouvais pas rentrer, étaient difficiles car Orléans était une ville triste. Il n’y avait que deux ou trois cinémas et les cafés fermaient tôt à l’exception d’un bar de nuit. Je n’ai jamais aimé cette ville bigote, bourgeoise et introvertie. Toutes mes connaissances rentraient chaque weekend dans leur famille mais cela coûtait et je n’avais pas les moyens.
La rencontre imprévue
C’est à la cantine que j’ai rencontré Monique. Elle était très isolée, un peu à l’écart de ses collègues et, comme je l’apprendrai un peu plus tard, à l’écart de sa famille. C’était une fille-mère et cela n’était pas bien vu à cette époque dans ce milieu très provincial. On était quelques mois avant mai 68, les mentalités étaient encore très en retard. Entre la jalousie et la mesquinerie des femmes et le désir confus des hommes, car Monique était une très belle femme, elle était seule. Quelques fois les choses de la vie se jouent sur un simple regard. Pour moi ce fut le cas. Le repas de midi se terminait et les agents commençaient à partir. Monique enfilait son manteau, soudain elle me semble gênée et je vois alors que sa doublure est déchirée. Nos regards se croisent et j’ai l’impression de voir dans ses yeux comme une petite honte et une souffrance. Je suis ému et je tombe amoureux. J’oublie les plus jeunes filles avec lesquelles j’avais lié connaissance et je décide de la courtiser. Je ne suis pas le seul car Monique est très séduisante, assez libre et elle aime plaire. Elle possède toute l’expérience des rapports homme-femme qui me manque. Au bout de quelques semaines de compétition de mâle, j’arrive à mes fins et je gagne l’intimité de ma belle. Je ne prêterai même pas attention au fait que, quelques jours avant, un de mes camarades marié ait eu les faveurs de la dame. Ce sera ma première expérience avec une femme, à tous points de vue. L’esprit enflammé, je ne contrôle pas grand chose. Monique est plus âgée que moi de huit ans. Seule avec sa petite fille de cinq mois, elle est tenue à l’écart d’une famille conservatrice et traumatisée par la tentative précédente de couple de leur fille.
Je découvrais un nouveau monde séduisant et possible pour moi, mon esprit romantique et mes désirs firent le reste. J’embarquais dans cette expérience de vie avec exaltation. J’avais dix neuf ans, le même âge que mon père lorsqu’il connut ma mère. Mû par la passion je me lançais sans trop de précautions vers ce nouvel horizon. J’allais y mettre toute mon énergie.
Le fait d’avoir une femme plus âgée et mère célibataire ne me semble pas un problème car je suis influencé par l’histoire de mes parents. Je décide de lier ma vie à celle de Monique. Je rencontre en même temps ma femme et ma première fille Frédérique. Fonder une famille pour moi cela signifiait avoir des enfants, sans doute une idée héritée de mon statut d’enfant unique. J’avais la chance d’avoir, dès ma mise en couple, une fille que le hasard m’a fait rencontrer en même temps que sa maman. C’était un beau bébé un peu en souffrance, sans doute à cause de son arrivée dans une vie perturbée. Monique en rupture avec sa famille avait vécu en attente d’un logement à la Maison de l’Enfance, un hébergement pour les jeunes mères isolées. Lorsqu’elle allait visiter ses parents, elle laissait Frédérique en garde. Il n’était pas question de recevoir la fille-mère avec son enfant. Il restait à l’enfant ses colères et ses pleurs.
Au mois d’avril, en joignant nos finances nous meublons un petit appartement rue Demay à St Jean le Blanc et nous nous installons en couple. Fin mai, Monique tombe malade, une infection des suites de couches, me dira-t-elle. C’est un mauvais moment pour elle, elle s’accroche à moi comme à son unique bouée. Elle est hospitalisée et je m’occupe seul de Frédérique. Je deviens le chevalier blanc qui va sauver la mère et l’enfant. Monique de son côté voit en moi un homme affectueux, plutôt beau garçon et plein de promesses. Je suis le parti possible dont elle a besoin. A ce moment, chacun voit ce qu’il a envie de voir.
Du côté de nos familles, Monique me présenta à ses parents qui me reçurent très bien, ravis de voir les choses rentrer dans l’ordre. Mais pour mon père, c’est la douche froide. Il me déconseille fermement de m’engager trop hâtivement, il est contre cette union. Il me dit son expérience d’avoir une femme plus âgée comme un regret et sa fréquentation des belles femmes comme décevante. Ce ne sont sûrement pas les bons arguments à ce moment là. Le temps presse car la fin des cours approche. Je ne prends pas le temps de réfléchir mais j’ai besoin de son consentement pour mon mariage car je suis mineur, la majorité étant à vingt et un an. Je lui force la main en le menaçant de ne plus venir le voir s’il refuse. Il me dira plus tard son regret d’avoir donné ce consentement car il ne m’a pas beaucoup vu les années suivantes.

Mai 68
Pendant mes années lycée j’avais peu de conscience politique comme je l’ai déjà dit. Je me souviens seulement avoir participé à une manifestation contre Christian Fouchet, Ministre de l’Éducation Nationale. Je n’ai aucun souvenir du pourquoi de cette manif. En 1965, mon ami Jacques, plus politisé, avait fait la campagne de Tixier Vignancourt le candidat d’extrême droite. Je n’étais pas d’accord avec lui et le lui avait dit mais sans plus. La vie politique m’était étrangère et un peu indifférente. Mon père, plutôt anarchiste individualiste, ne votait pas, il n’y avait donc aucune discussion de politique à la maison.
En mai 1968 je suis jeune travailleur et c’est sous ce statut que j’ai vécu les évènements. Comme une évidence, je n’ai pas eu d’autres idées que d’être du côté des travailleurs lorsqu’ils ont rejoint le mouvement. Ma conscience politique commence à se former. A la fin du cours de contrôleur nous avions un stage en bureau, avant notre départ le responsable des cours nous avait clairement averti : « N’oubliez pas que vous êtes stagiaires et que votre titularisation ne sera pas automatique ». C’était une manière de nous dire de nous tenir tranquille si nous voulions être reçus à l’examen final. Il ne pouvait pas nous interdire de faire grève mais l’avertissement était très net. Pour ce stage en bureau, je me trouvais avec un autre collègue à Pithiviers sous-préfecture du Loiret. Le receveur s’appelait Marc Aurel et son inspecteur central avait pour prénom Auguste. Je m’en souviens car je trouvais très amusant d’avoir deux empereurs romains dans le bureau.
Pour ce qui est de la grève j’avais trouvé la parade et convaincu mon collègue ; en tant que stagiaires nous ne pouvions pas travailler sans être en doublure avec un titulaire, or tous les titulaires étaient en grève. Nous sommes donc allés voir le receveur pour lui dire que seuls nous ne pouvions pas tenir un guichet. Nous avons donc passé presque un mois à ne rien faire. Nous acceptions de donner un coup de main au receveur pour compter chaque jour les fonds dans le coffre. Il devait faire une situation journalière comme centre de collecte pour les bureaux alentours. C’était un brave homme qui ne nous en a pas tenu grief dans son appréciation. Chaque jour nous voyions passer les manifestants devant le bureau. La petite ville de Pithiviers, à l’époque, était un peu industrielle et il y avait suffisamment de grévistes pour les manifs.
Mes autres souvenirs personnels de mai-juin 68 sont l’hospitalisation de Monique et Frédérique qui à neuf mois s’est mise debout dans sa poussette alors que les manifestants défilaient place De Gaulle, anticipant sa vie personnelle d’activiste. Jacques était à Paris et s’éclatait dans la rue comme il me l’a écrit. Il y avait deux jeunesses, les étudiants plutôt petits bourgeois et les jeunes travailleurs. Fils d’ouvrier, sans avoir pu accéder au statut de petit-bourgeois par les études, j’étais passé de lycéen à jeune travailleur.
Issu d’une famille ouvrière plutôt socialiste au vrai sens du terme, j’étais acquis à l’idée de changer le monde et à 20 ans j’espérais que les vieux carcans allaient sauter. Par sentiment, j’étais sensible au mouvement étudiant duquel la société bourgeoise m’avait soustrait pour des raisons économiques. Je regardais donc d’un œil favorable le bouleversement en cours. Mais, en définitive, je retiendrais surtout du mouvement l’accroissement substantiel de mes revenus. Une lueur d’espoir de changement s’allumait, elle n’aura de suite qu’en mai 1981 avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Cette arrivée sera rendue possible après un travail militant de plusieurs années dans lequel je me suis pleinement investi. Aujourd’hui, en 2023, le recul est indéniable et tout reste à faire pour une société meilleure face à l’esprit de profit et à l’avidité des couches supérieures de la société dans un monde au climat gravement perturbé.
Comment je devins père
Avant de me connaître, Monique avait eu une histoire de couple qui s’était très mal passée. Pour ce que je sais cela avait été un épisode très violent. Le soupirant avait traumatisé la famille. Monique lui avait heureusement caché sa grossesse mais cela ne l’avait pas empêché de faire le siège de la famille pour avoir des nouvelles et essayer de reprendre la femme. Cela avait été très mal vécu par la famille de Monique.
Dans ces conditions c’était une protection pour l’enfant que de lui donner un père officiel. C’est peut-être un des éléments de décision côté Monique pour notre mariage. Elle avait reconnu Frédérique à la naissance mais elle restait sous la menace d’une reconnaissance en paternité par le père biologique. Frédérique portait le nom de sa maman. La loi prévoit que la mère célibataire n’a pas besoin de faire de démarche de reconnaissance à la mairie, la filiation maternelle est établie par sa désignation dans l’acte de naissance de son enfant. Mais, après la naissance, auprès de n’importe quelle mairie, le père muni d’un extrait d’acte de naissance de l’enfant ou du livret de famille de la mère peut reconnaître son enfant. Le père n’a pas besoin du consentement de l’enfant ou de la mère. Toutefois, un homme ne peut pas être officiellement le père d’un enfant qui a déjà été reconnu par un autre homme. Il devra au préalable contester devant le juge la première reconnaissance. C’est là que se situait la protection pour Frédérique, Monique avait peur d’une tentative de reconnaissance par le père biologique et de la pression qu’il pourrait ainsi exercer sur elle.
La légitimité
Un enfant naturel peut être reconnu par sa mère et/ou son père, même si ceux-ci ne sont pas mariés. L’enfant est alors naturel, reconnu mais illégitime. Si les père et mère d’un enfant naturel se marient, l’enfant pourra être légitimé. La légitimation est un acte qui confère à l’enfant naturel la qualité d’enfant légitime, d’un couple marié légitimement ce qui implique, et le port du nom du père et le droit d’hériter. C’est le deuxième acte qui se joue au moment du mariage. La filiation ainsi établie est mentionnée en marge de l’acte de naissance de l’enfant.
C’est ainsi que Frédérique qui m’appelait déjà papa est devenue ma fille légitime à l’occasion de mon mariage le 5 juillet 1968. Par la suite, nous n’en parlerons plus car Monique ne le voulut jamais. Bien sûr, on peut supputer que Frédérique aurait pu continuer de porter le nom de sa maman et apprendre le début de son histoire et l’existence d’un père biologique avant l’âge de 19 ans. On peut discourir, mais ce n’est pas la même chose lorsqu’on est confronté à la vraie vie où il y a des décisions à prendre en fonction des enjeux. Je ne sais pas si le déroulement de vie de Frédérique aurait été modifié, mais je sais qu’elle a toujours été ma fille et qu’elle a choisi de le rester lorsqu’elle a eu connaissance de son histoire par mon père en 1987, en témoigne la lettre qu’elle m’a adressée et que je conserve encore comme un acte de filiation.

L’exil en Lorraine
« Les exilés sont comme les loups, partout où nous allons, nous rejoignons des meutes qui ne sont pas les nôtres, nous participons, nous chassons ensemble et pourtant la lune nous invite à nous mettre à l’écart pour hurler de solitude.».
Luis Sepulveda

Bar le Duc dans la Meuse
A la fin du cours, je suis affecté à Bar le Duc. Le 5 juillet 1968, nous nous étions mariés sans grande cérémonie à St Jean le Blanc y compris à l’église selon le souhait de Monique, sans doute par consensus familial car je n’ai jamais noté qu’elle fût croyante. Le mariage ne fût pas une grande fête, nous n’avions pas les moyens de réunir les familles, il y avait les mariés et les témoins. La mariée arborait une magnifique robe bleue qui mettait en valeur sa beauté naturelle. Bousculés par le temps, c’était une formalité permettant de régulariser une situation administrative pour que Monique puisse me suivre. En étant mariée elle pouvait demander une disponibilité pour suivre son conjoint sans perdre ses droits de fonctionnaire. Fin juillet nous partons donc pour Bar le Duc où je suis nommé pour mon premier poste. Notre déménagement se fait avec une 2 Chevaux Citroën. Frédérique au milieu des cartons à l’arrière sera un peu malade pendant le trajet.
Située à l’écart des grands axes routiers et sans ressources particulières, Bar-le-Duc n’a pas autant bénéficié de la révolution industrielle que les autres villes lorraines. C’était une ville administrative, préfecture de la Meuse, à l’écart et sans ambition. Pourquoi sommes-nous à Bar le Duc, la ville des laines Bergère de France ? Monique, forte de son expérience personnelle, m’avait convaincu que c’était ça ou Paris et que Paris c’était l’enfer. Ce n’était pas forcément une très bonne idée. Je pense aussi qu’elle voulait s’éloigner d’Orléans et de sa charge émotionnelle pour elle.
La Meuse, partie de la Lorraine, est un département triste et froid où les gens sont très peu accueillants et très méfiants. Cela peut se comprendre par son histoire. En 1871, suite à la défaite de la France, la Lorraine éclate en deux, une partie est annexée par l’empire allemand. En conséquence, la Première Guerre mondiale verra les habitants de Lorraine s’affronter sur son sol sous des uniformes ennemis y compris à la bataille de Verdun et ses 362000 morts. Puis la Moselle sera de nouveau annexée en 1940. À partir d’août 1942, cette annexion de fait permet à l’Allemagne nazie d’incorporer de force les jeunes mosellans dans les armées du Reich. Tout cela n’est pas fait pour épanouir la population.
Nous passerons un an à Bar le Duc ce qui nous permettra de connaître Nancy, un peu plus loin les Vosges et même le Luxembourg. Notre situation économique a évolué, nous avons une nouvelle voiture, une Simca 1000 et nous habitons un appartement HLM côte Sainte Catherine dans les nouveaux quartiers face à la vieille ville. Je travaille au guichet à la Recette Principale et Monique en tant qu’auxiliaire au téléphone. L’automatique n’existait pas, elle était demoiselle du téléphone selon l’expression consacrée. Elle eu rapidement une réputation de fine abeille, entendez par là la capacité à obtenir des positions de travail plus favorables et voyez y la jalousie dans ce milieu de femmes avec pour dirigeant des hommes. Elle ne s’y fit aucune relation amicale. Pour ma part j’avais noué une relation amicale avec un exilé du sud de la France ce qui m’aida à m’intégrer.
J’ai pris mon service au guichet avec beaucoup de sérieux. Sans doute influencé par mon père qui avait toujours été attentif à sa présentation, je venais au travail en costume et cravate sans porter un grand intérêt à la blouse blanche qu’on m’avait octroyée. Les usagers se dirigeaient plus volontiers vers moi pensant que la tenue déterminait le grade. Cela ne convint pas longtemps à mon supérieur hiérarchique qui me rappela à l’ordre. Les contrôleurs avaient des blouses blanches, les agents des blouses bleues et seuls les inspecteurs n’avaient pas de blouses ce qui était la marque de leur grade.
Le printemps suivant nous apporta une très grande joie avec la naissance de Bertrand, mon premier fils. L’accouchement fut difficile car le gaillard se présentait par le siège avec le cordon autour du cou. Le gynécologue, le docteur David, a fait un gros travail pour le sortir. J’y étais, même si je n’ai pas fait grand-chose. C’était notre deuxième enfant et un garçon pour notre plus grand plaisir. Ce fût pour moi un moment d’intense émotion et de satisfaction un peu machiste liée à mon histoire personnelle. Un père et un fils, cette naissance ravivait en moi le souvenir de mon lien avec mon père, mon parent survivant. Cela n’a rien à voir mais mérite d’être mentionné, un mois plus tard le 20 juillet Neil Armstrong effectuait son premier pas sur la lune.
Pour nous rapprocher géographiquement de nos familles et pour que Monique ait un emploi de titulaire, nous demandâmes une mutation conjointe à Châlons sur Marne. Le retour en Touraine n’était pas envisageable faute de postes pour Monique et le retour vers Orléans n’était pas une option.

Châlons sur Marne
En juillet 1969, nous sommes arrivés à Châlons sur Marne, aujourd’hui Châlons en Champagne, Je travaillais de nuit au centre de tri, de 20 heures à 6 heures en deux nuits sur quatre. Monique, après son congé post-naissance de huit semaines, intègrera les chèques postaux. Par la suite et jusqu’au mois d’avril 1970, je serai quotidiennement un père-mère tous les jours. Travailler de nuit permettait de garder les enfants dans la journée et ainsi de renforcer nos finances grâce au paiement des heures de nuit avec moins de frais de garde. Le jour, je faisais aussi les courses et la lessive, le quotidien habituel des femmes. Les couches étaient à laver et non à jeter. Bertrand était bébé, alors, bonjour les couches bien remplies à laver à la main. J’ai compris à ce moment là pourquoi la machine à laver avait libéré la femme. En tant qu’homme à libérer, j’ai alors décidé d’acheter notre première machine.
Les matins suivant mes nuits de travail, une voisine venait s’occuper des enfants et à partir de midi je prenais le relais. Je me retrouvais l’après-midi au parc parmi les mamans, femmes au foyer, c’était amusant. Pendant les vacances de la voisine je me suis vu contraint de faire du temps continu. C’est de cette manière qu’un matin épuisé de fatigue je me suis endormi presque toute de la matinée, Frédérique et Bertrand attendront gentiment mon réveil chacun dans son lit. J’étais avec les enfants du matin au soir jusqu’au retour de Monique vers 18 heures. C’est sans doute à partir de ce moment que s’est renforcé mon lien fusionnel avec mes enfants. Nous habitions un appartement HLM au 2ème étage de conception des années 50, trois pièces et salle de bain avec bac en ciment pour la douche et la lessive.
Notre grande devient plus autonome et aussi déjà un peu dissipée. C’est ainsi qu’un jour en arrivant devant l’immeuble je la vis le corps à moitié passé à travers la balustrade du balcon en faisant coucou papa. Heureusement je ne me suis pas affolé et lui ai dit de m’attendre. J’ai monté l’escalier quatre à quatre et tout s’est bien terminé, sauf que pour passer sa tête à l’intérieur j’ai du scier un barreau de la balustrade. D’autres jours elle s’amusait à laisser tomber ses jouets chez le voisin du dessous, un homme irascible qui ne manquait pas l’occasion de se montrer désagréable. C’est ainsi que j’ai appris à aller à la pêche aux jouets de l’étage du dessous pour éviter toute discussion. Son frère est un beau bébé qui écoute attentivement mes lectures faites à haute voix. Cette trouvaille me permet de l’occuper et de satisfaire en même temps mon goût de la lecture. C’est possiblement cela qui fera de lui un enfant très en avance pour le langage.
La présence de Monique aux Chèques Postaux sera de courte durée avant un nouveau congé maternité car elle est enceinte. Onze mois après la naissance de Bertrand c’est la venue de notre troisième enfant, Fabienne qui verra le jour le 31 en mai 1970 à Châlons sur Marne. Cette grossesse rapprochée était le résultat d’un mauvais raisonnement sur l’allaitement et la contraception. Pour les femmes qui respectent certains critères, la méthode de l’allaitement peut être efficace comme moyen de contraception naturelle à plus de 98% pendant les six premiers mois après l’accouchement. Monique n’appréciera que très modérément cette nouvelle grossesse trop rapprochée de la précédente. Pour ma part j’étais prêt à avoir plus de deux enfants en sous-estimant l’épreuve que constitue une troisième grossesse pour une femme et ce que c’est que d’élever trois enfants. C’est ainsi que je devins à nouveau père à 21 ans et 8 mois sans vraiment réaliser ce que cela représentait de difficultés et de temps à y consacrer. Pendant les dix années à venir ma vie se partagera entre ma femme et mes enfants en essayant progressivement de faire émerger une vie sociale puis politique.
Entre la famille et le travail je n’avais pas beaucoup de perspectives d’épanouissement personnel. Au début, je pensais passer le concours d’inspecteur versus mathématiques et je faisais des rêves de promotion, mais c’était difficile avec les enfants et le travail de nuit. Plus le temps passait plus les connaissances scolaires disparaissaient et plus le concours s’éloignait. En dehors de la lecture j’avais peu de loisirs et pratiquement pas de vie sociale et culturelle. Je me sentais submergé par le travail et les charges familiales, d’autant plus qu’à l’hiver 69 je dus me faire opérer de l’appendicite. Pour un jeune homme de 21 ans, ce dont Monique n’a jamais tenu compte, c’était beaucoup. Il fallait une porte de sortie qui ne viendra qu’avec notre retour vers la Touraine en septembre 1970.
Mon travail au centre de tri
Le travail au centre de tri, ou bureau gare, de nuit était assez pénible. Nous faisions des nuits de dix heures avec une pause à minuit. De 20 heures à minuit nous travaillions manuellement sur ce qu’on appelle le TG1, il s’agit du courrier qui part du département. Les lettres sont triées par département et grandes villes en une ou plusieurs passes sur des casiers métalliques de trente six cases. En fin de soirée le courrier est transporté vers les trains. Après la pause d’une heure, le courrier entrant avec l’arrivée des trains est trié par localité du département, c’est le TG2. Le tri faisait l’objet d’un apprentissage et d’un examen, il fallait trier à la cadence de 2000 lettres à l’heure. A cette époque les adresses étaient succinctes avec des lieux dits qu’il fallait connaître par cœur pour un envoi vers le bon bureau distributeur. Il y avait environ 600 localités et lieux dits pour la Marne.
L’ambiance au centre était assez bonne, la pénibilité du travail rapproche les hommes. Le centre de tri était un univers exclusivement masculin. Les femmes n’auront accès à ces fonctions que bien plus tard. Une hiérarchie des tâches était prévue. Les contrôleurs avaient quelques fois une fonction plus noble, ils étaient responsables de la cabine c’est à dire du tri des lettres recommandées et des valeurs déclarées. Les usagers envoyaient toutes sortes d’objets de valeur en déclarant une valeur de garantie. Les bijoutiers ou les banquiers utilisaient ce système de valeur déclarée. On voyait passer sous boîte en bois avec cachet de cire des bijoux, des pièces ou des lingots d’or. Faire tomber la boîte en bois qui se casse et voir se répandre les pièces d’or c’était aller au devant d’embêtements. Il fallait réparer l’emballage et faire un procès verbal. A l’arrivée, après pesée, l’usager acceptait ou pas l’envoi réparé. Nous avions aussi à traiter les sacs contenant les fonds pour les bureaux. Le fait pour la poste de transporter des valeurs et des fonds sera à l’origine de nombreuses agressions sur les camions postaux et même sur le train à l’étranger, voir le casse du train Glasgow-Londres.
Les vacances scolaires étaient les meilleurs moments pour moi au centre de tri avec des étudiants en remplacements. Leurs regards étaient différents, ils n’étaient pas installés comme mes collègues. Ils avaient mon âge et les rêves de devenir qui vont habituellement avec. Certains matins, à 6 heures, avant d’aller dormir, nous allions prendre un petit déjeuner dans des bistrots de campagne. C’est avec ceux-là que je nouerais une certaine relation allant même jusqu’à un réveillon en commun fin 1969. Le plus mauvais moment fut celui de mon opération de l’appendicite qui, outre la souffrance, me fit perdre ma prime de rendement. Elle est allée rejoindre le reste à partager entre les directeurs ce qui ne fera qu’amplifier ma défiance pour la hiérarchie.
Le 31 mai 70, Fabienne nous a rejoint venue au monde par un gynécologue brutal et peu attentif à l’hygiène. Je me souviens encore de la salle d’accouchement qui me paraissait sale avec ses poubelles pleines et sur les réflexions du médecin à l’occasion des douleurs de Monique. Lorsque Fabienne est arrivée elle a du être mise temporairement en couveuse et c’est moi qui ai réglé la machine, le gynécologue ne trouvait pas le robinet à oxygène. La maltraitance à l’égard des femmes de la part de certains gynécologues dont on parle aujourd’hui existait déjà. Enfin tout c’est bien terminé et notre dernière fille est allée rejoindre sa sœur puis, plus tard, son frère qui faisait un séjour chez ses grands-parents maternels.
Mais l’éloignement de la famille restait un problème car nous ne pouvions pas avoir facilement d’aide quand cela était nécessaire. Pour nous rapprocher, après son congé maternité, Monique s’est mise en disponibilité pour élever les enfants. J’ai rejoins le service de la brigade départementale d’Indre et Loire en septembre 1970. Les frais de déplacement doublaient pratiquement mon salaire et compensaient la perte du salaire de Monique.

Le retour au pays
Chaque changement de lieu et de mode de vie est une expérience enrichissante et fragilisante à la fois. On passe par une étape de déracinement d’entre les deux vies, celle d’avant et celle à construire. Il faut faire face à la nouveauté et au déphasage du quotidien, gérer une nouvelle forme de solitude, se reconnaître dans sa culture d’origine et se redéfinir en environnement décalé tout en prenant soin de soi. C’est aussi de l’excitation, des choix de vie, des contacts au sein de nouvelles communautés. Le retour, permet à l’individu d’expérimenter la résilience et une opportunité de renouveau pour refaire son nid. C’était pour moi comme une renaissance. J’allais enfin pouvoir me poser et m’épanouir, renouer avec mes ambitions et même au-delà de la vie professionnelle, me trouver un projet d’engagement social, l’autogestion.

La brigade des PTT
Dans les années 70, les PTT, administration d’État, étaient fiers de leurs 17000 bureaux partout en France. Dans chaque village il y avait un bureau avec au moins un agent fonctionnaire. Le service public exigeait partout une présence postale permanente. Les Receveurs des postes étaient logés sur place, ils assuraient en quelque sorte la continuité de l’État. Ils ne s’absentaient que pour les congés annuels, pour maladie ou pour formation. Dans ce cas il fallait pourvoir à leur remplacement, c’était le rôle des brigadiers. Ceux-ci devaient rester sur place, il y avait donc en général une chambre à leur disposition. Des frais de déplacement pour la nuit et les repas permettaient à peu près de doubler le salaire.
A tour de rôle les brigadiers étaient chargés de remplacements plus longs qu’on appelait « coupure de gestion ». Il s’agissait d’assurer un intérim entre le départ et l’arrivée d’un receveur titulaire. Nous disposions du logement et nous devions rester sur place pour la continuité de service. Nous étions ainsi placés dans des rôles au delà de notre grade avec les responsabilités qui incombaient au poste remplacé. C’était très formateur. Les brigadiers étaient considérés comme les meilleurs postiers car ils devaient avoir des connaissances solides pour suppléer à des fonctions de niveaux très variable allant de la gestion de petits bureaux où un agent œuvrait seul à des bureaux de plusieurs dizaines de personnes et cela quelques fois au pied levé.
L’hiver nous étions parfois en renfort au centre de tri postal pour trier les « mignonnettes » ou cartes de vœux. Elles étaient envoyées par millions ; aujourd’hui elles sont remplacées par les messages échangés sur les réseaux. Enfin, le service de la brigade départementale proposait aussi des détachements en saison l’été et l’hiver sur les sites touristiques. Les séjours sur la côte ou en montagne étaient payés en frais de déplacement nationaux c’est à dire plus élevés. En outre, cela permettait aux agents avec des enfants d’avoir de longs séjours de vacances à la mer ou à la montagne.
Le travail de brigadier me plaisait beaucoup car chaque déplacement était une nouvelle aventure avec toutes sortes de rencontres humaines. Partir au petit matin pour rejoindre un bureau m’a permis d’apprécier la campagne tourangelle en toutes saisons. L’hiver il fallait quelques fois, en arrivant au bureau, allumer le poêle à charbon car il n’y avait pas de chauffage central dans la majorité des cas. Dans les bureaux avec facteurs, c’était l’un d’entre eux qui œuvrait, contre indemnité, avant l’arrivée des autres.
Ma première coupure de gestion eut lieu à St Branchs. Ce fût l’occasion pour moi d’appliquer une façon de faire qui ne me quittera plus : trouver ma liberté en allant au delà de ce qui est exigé. Faire mieux que ce qui est demandé et, par là même, m’imposer dans ma propre réalité par mes actes. S’exprimer, inventer, se dépasser, quelques soient les contraintes, voilà l’idée. Nous appartenons à une société qui nous contraint le plus souvent, il faut donc trouver une méthode pour résister dans notre singularité. Si ce n’est pas possible il faut passer vite à autre chose pour ne pas se perdre.

St Branchs, un petit bureau rural
Chaque commune et ville de France avait son ou ses bureaux des PTT. Dans les plus petites communes, il y avait un receveur distributeur qui faisait la distribution le matin et le guichet l’après-midi. Dans les autres un receveur gérait des facteurs et des guichetiers dont le nombre dépendait de la classe des bureaux. Cela allait de la 4ème classe à la Recette principale. Dans les grandes villes il y avait plusieurs bureaux. St Branchs était un bureau de 4ème classe.
Dans le monde rural l’accès des particuliers au téléphone n’était pas encore très développé, les gens venaient téléphoner au bureau. Par ailleurs, une grande partie des opérations financières se faisaient encore en argent liquide. En plus du courrier, le bureau des PTT était le point de contact pour les services financiers, le télégraphe et le téléphone, Le télégraphe était encore très utilisé pour les messages urgents avec trace écrite. Le paiement des allocations familiales, des pensions et des retraites étaient assurés par la recette des Postes qui gérait également les placements financiers de l’État, emprunts et bons du trésor. Enfin, pour les plus dynamiques, les recettes plaçaient aussi des assurances vie de la Caisse des Dépôts et Consignation. Les seuls concurrents étaient les Recettes perception des impôts et le Crédit Agricole. Mais les gens avaient peu envie de placer leur argent chez le percepteur et les agriculteurs endettés ne souhaitaient pas s’adresser à leur créancier. Le volume de chaque secteur d’activité dépendait pour partie de la dynamique du Receveur. Le travail était agréable car notre mission de service public était très utile à la population. Cela permettait beaucoup d’échanges humains vrais surtout parce que les postiers étaient tenus au secret professionnel. Ils connaissaient beaucoup de petits secrets de la vie courante et c’était encore plus vrai avec les receveurs de passage. Si on prêtait bien l’oreille on découvrait rapidement certaines misères locales, isolement de personnes âgées ou violences faites aux femmes par exemple. Le secret professionnel était une obligation extrêmement stricte. Nous avions dû, avant notre prise de service de fonctionnaire, prêter serment devant le Procureur de la République. Les échanges avec les usagers étaient variés.
Un bureau était en général composé d’une salle pour le public avec le guichet, d’une salle des facteurs et, quelque part, de l’armoire de commutation de téléphone électromécanique avec les raccordements locaux. Si un abonné oubliait de payer sa facture il suffisait, à la demande de la direction du téléphone, de retirer le plomb pour couper la ligne. On était alors sûr de voir arriver le citoyen en colère mais prêt à payer. Heureusement il ne savait pas d’où venait la coupure. Quelques temps après le paiement on avait l’autorisation de rétablir la ligne.
Le Receveur avait des obligations de continuité du service, en conséquence il était logé sur place. Par exemple les résultats des élections étaient déposés au bureau par le maire à la fin du dépouillement le dimanche soir et transmis à la préfecture par télégramme téléphoné. La confirmation était faite par la gendarmerie qui venait chercher copie du télégramme avant de se rendre en préfecture. Les soirées des jours d’élection pouvaient être très longues en cas de recomptage.
Après 15 ans de bons et loyaux services le receveur des PTT de St Branchs, monsieur N un géant de deux mètres, d’origine sénégalaise, obtient enfin une promotion vers un bureau plus important à Monts. Il laisse en place son épouse en attente d’un poste disponible plus près de lui. Il y a coupure de gestion. A la brigade c’est mon tour et je suis choisi pour assurer l’intérim. Pour cette première installation j’ai un accompagnement de démarrage en doublure de quelques jours afin de connaître plus complètement le métier de receveur des Postes. Mon moniteur, René, était un brigadier plus ancien dans le métier, longtemps resté vieux garçon. Il était un peu maniaque. Son rythme de travail était très calé sur une organisation minutieuse, sans fantaisie aucune. Mais c’était un bon professeur, c’est de lui que j’ai appris que lorsqu’on ne peut pas résoudre une difficulté, comme une erreur comptable, il suffit d’aller faire une promenade pour résoudre le problème plus facilement au retour. Il faut dire que la comptabilité des bureaux à l’époque se faisait au centime près et les fins de mois sur des grands registres alignant plusieurs centaines de lignes se faisaient par addition à la main. Un seul centime d’erreur coûtait cher en temps pour le retrouver.
J’avais la responsabilité de trois facteurs, deux guichetières dont une à temps partiel, en même temps femme de ménage. Un des rôles du brigadier était d’actualiser le bureau en y mettant de l’ordre. Monsieur N était conservateur et gardait tous les formulaires périmés qu’il classait scrupuleusement au grenier. Ce tas de vieux papiers à dégager parmi d’autres changements me vaudra de sa part des remarques lorsqu’il venait chercher sa femme. Je fus obligé de lui indiquer qu’il n’avait plus rien à faire dans ce bureau, qu’il pouvait attendre sa femme à l’extérieur et que, le cas échéant, il pouvait la garder à son nouveau bureau et ne plus revenir. Tout cela dit d’une manière un peu vive à un homme qui me dépassait d’une tête était un peu osé mais le bonhomme était habitué à se tenir dans un système d’ordre et j’en fus débarrassé.
Durant mon intérim j’ai géré la mécanisation de la comptabilité passant des registres papier à la mécanisation à double compteur. J’ai développé le placement de contrats d’assurance, vendu des emprunts et des bons du trésor en quantité honorable et même, ce qui était rare, placé un contrat de rente viagère contre un dépôt en capital. Pour l’anecdote afin de vendre ce contrat j’ai dû m’engager à aller déjeuner tous les jeudis midi avec une vielle dame charmante qui avait été professeur de français en Angleterre et qui était curieuse des nouvelles méthodes d’enseignement. Ce ne fût pas déplaisant, les échanges étaient riches et le repas était offert.
Pour le placement des emprunts j’avais pris l’initiative de me déplacer dans les fermes car c’était surtout les paysans qui plaçaient ainsi leurs économies. A cette époque les paysans n’avaient droit qu’à une retraite très faible. Ils devaient penser à leurs revenus assez tôt et avant que les crédits ne les obligent à vendre leur exploitation au profit des plus gros fermiers et du Crédit Agricole. J’ai découvert lors de mes visites à la ferme leur mode de fonctionnement prudent, ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Ils déposaient leur argent à la recette postale pour le dissimuler au Crédit Agricole. Je plaçais les emprunts en allant chercher la fermière pendant la traite du soir au fond de l’écurie.
J’avais tout à apprendre du monde rural, un des facteurs me proposera de faire avec lui sa tournée en voiture pour mieux me faire connaître le métier de facteur. J’ai toujours bien aimé travailler avec les facteurs, des agents recrutés au niveau certificat d’études primaires qu’il fallait avoir obtenu. Ils étaient fonctionnaires mais aussi travailleurs indépendants. Lorsqu’ils quittaient le bureau pour partir en tournée toutes sortes d’arrangements existaient dont le receveur ignorait l’existence. Les uns apportaient le pain ou d’autres les courses, d’autres encore s’arrêtaient pour tenir compagnie un moment aux personnes isolées. L’après-midi, ils faisaient leur jardin ou avaient un deuxième boulot. Ils venaient de la paysannerie ou de l’usine, leur origine populaire en faisait des personnes souvent originales. Chacun avait sa tournée et ses habitudes. Ils étaient peu contrôlés à partir du moment où ils avaient quitté le bureau pour commencer leur tournée. Faire une tournée avec un facteur était peu habituel pour un receveur des Postes, autrement dit un notable. Pour moi c’était essentiel pour connaître cette partie de la vie professionnelle des gens sous mes ordres. Cette attitude ne me quittera pas et me permettra plus tard d’être Chef d’établissement ou de Directeur de centre dans les meilleures conditions de rapports sociaux.

La vie de famille
Nous menions une vie harmonieuse, habiter Tours nous permettait de visiter facilement nos parents. Nous recevions assez rarement les miens car Monique ne les appréciait guère. Il faut dire que du côté de mon père c’était réciproque. Il ne lui pardonnait pas d’avoir détourné son fils. Le plus souvent, j’allais seul à la cité des Sables car Monique était mal à l’aise avec le cadre de vie de la cité, ce que je comprenais très bien.
Chaque dimanche c’était la visite à la ferme de La Touche, chez les parents de Monique prés de Vendôme dans le Loir et Cher. André, le père, était un homme peu expansif, mais assez aimable. Après son retour d’Allemagne, en tant que prisonnier de guerre, il était entré au conseil municipal. Plus tard il est devenu maire de sa commune et le restera pendant plus de trente ans. La famille B. est une très vieille famille du Loir et Cher croyante, traditionaliste et conservatrice. Le plus ancien membre de cette famille qu’on trouve dans les fichiers généalogiques est un Mathurin B. en 1664. Avec André, nous aurons de nombreuses discussions car nos points de vue politiques étaient plutôt opposés.
Anne-Marie, la maman, était d’une famille beauceronne assez aisée, jeune fille elle avait même appris à jouer du piano. Elle avait été mariée par l’intermédiaire du notaire avec l’aval du curé comme cela se faisait à la campagne en ce temps là. Ayant perdu jeune ses deux parents, elle ne pouvait pas rester seule avec ses deux frères célibataires. Elle me confia qu’elle n’avait pas été très heureuse car elle avait beaucoup perdu par son mariage sans trouver vraiment l’amour. Elle avait de la tendresse pour moi comme elle en avait eu avant pour Daniel, son premier gendre, sans doute une réaction au fait de n’avoir eu que des filles.
Nous croisions régulièrement les sœurs de Monique : Nicole, Françoise, Annie, Marie-Claude et Dominique. Nicole était veuve de Daniel, elle avait trois enfants ; son mari était mort en plongeant dans un étang, l’année précédant mon arrivée. Monique ne s’entendait pas avec sa cadette qu’elle considérait comme une rivale. Françoise se mariera plus tard avec un guinéen, un nouveau choc pour André après que sa fille aînée soit devenue fille-mère. Ouessou ou Mohamed selon son origine ethnique ou sa religion, était musulman donc croyant, le mariage à l’église fût possible, ce sera sans doute un réconfort pour André. Je m’entendais bien avec mon beau-frère qui me fera découvrir les problèmes de la Guinée de Ahmed Sékou Touré en me faisant participer à quelques réunions de guinéens en exil, dont les familles avaient été victimes de la paranoïa de Sékou Touré. La quatrième fille Annie était un peu en retrait. Elle était un peu dépressive car elle avait beaucoup de mal à se dégager d’une éducation puritaine pour assumer son envie de vivre ses désirs personnels. Marie-Claude et Dominique étaient pour moi des adolescentes avec lesquelles je m’entendais bien.
Chaque dimanche c’était le même rituel. Nous arrivions à Coulommiers pour le repas du midi. A table les discussions étaient variables suivant les personnes présentes. Mes positions politiques et sociales n’étaient pas toujours du goût de tout le monde. Avec mon beau-père ça allait car il y avait de l’affection et nous nous voyions souvent, il fallait bien être tolérant. Avec d’autres membres de la famille de passage c’était quelques fois un peu tendu. Quand le temps le permettait nous allions nous promener dans la campagne. C’étaient des moments agréables. Quelques fois, j’y allais seul avec les enfants, j’aimais beaucoup jouer avec toute cette marmaille, enfants plus neveux et nièces, une espèce tribu qui m’éloignait des discussions avec mon beau-père et des batailles entre les sœurs. Le soir à notre retour j’alignais mes trois loustics dans l’ascenseur et nous regagnions notre neuvième étage de la tour place du Général de Gaulle, appartement dans lequel, échaudé par la mésaventure avec Frédérique à Châlons et par crainte d’un accident, j’avais cloué les fenêtres des chambres.
Une vie harmonieuse et tranquille
Cette période à Tours a été pour moi très équilibrée, j’étais près de mes parents, j’avais une situation et de bons revenus. Je pouvais enfin m’exprimer et prendre le chemin d’un engagement dans des activités sociales et politiques. Après notre séjour dans l’est de la France, j’allais enfin pouvoir m’épanouir dans autre chose que la vie professionnelle et familiale.
Je pensais que ce rythme de vie suffisait à combler les désirs de Monique. Elle avait la liberté, Frédérique et Bertrand étaient à l’école maternelle visible de notre fenêtre et il y avait une garderie minute en bas de notre immeuble. Lors de mes déplacements, j’étais sensé dormir au bureau c’est pourquoi je partais tôt le matin pour revenir assez tard en soirée. Peut-être Monique souffrait-elle de solitude, j’apprendrai plus tard qu’elle ne s’interdisait pas à l’occasion de rechercher d’autres compagnies en mon absence. A ce moment là, je ne me posais pas de questions, j’étais surtout attentif à faire le mieux possible pour que tout aille bien, que ma femme soit satisfaite et mes enfants heureux. L’été, les saisons faisaient office de très grandes vacances pour la famille. En trois ans de poste à Tours nous aurons l’occasion de voir Nice, Carnac et Les Houches en hiver, soit chaque fois plusieurs mois au soleil pour femme et enfants en plus des congés payés. Cela me semblait une vie agréable pour une mère au foyer.
Une grossesse non voulue
Pendant notre séjour à Tours, Monique tomba à nouveau enceinte, une grossesse imprévue à laquelle elle mettra un terme par un déplacement en Suisse. La contraception par la pilule existait mais les oublis volontaires ou non étaient nombreux. Beaucoup d’informations erronées circulaient, la pilule fait grossir, elle est cancérigène etc. Le résultat c’était des grossesses non voulues. La loi Weil n’était pas encore passée, il fallait se débrouiller et choisir entre les faiseuses d’anges et la sécurité en milieu médicalisé. Je me suis organisé pour trouver les contacts et assumer cette dépense imprévue afin d’éviter tout risque de santé pour Monique. Il y avait peu de médecins qui prenaient le problème en charge. Au mieux, comme le fit le médecin de famille de mes parents, ils conseillaient de provoquer l’avortement avec des pratiques assez discutables avant de les appeler pour constater une fausse couche. Le MLAC n’était pas encore constitué ni à l’œuvre.

Émergence d’un projet politique
En parallèle de mon travail à la brigade, je commençais une vie sociale et politique active par un engagement syndical affirmé qui n’était pas du goût de ma direction. C’est ainsi que j’ai été un des fondateurs du syndicat départemental de la CFDT des PTT en Indre et Loire avec Jean-Marie et Gérard, deux collègues de la brigade. La CFDT venait de naître de la CFTC, elle prônait l’autogestion qui me semblait une bonne orientation politique. D’autre part, elle était plus indépendante que la CGT qui était sous tutelle du PC. Jean-Marie était le fils du receveur de Tours Halles deuxième bureau de poste de Tours. L’importance de ce bureau tenait aux commerces des Halles et aux mouvements d’argent liquide. Gérard était un collègue avec lequel nous avons eu des liens d’amitié pendant notre séjour à Tours et ma saison aux Houches en Haute Savoie. J’avais également des liens solides avec d’autres brigadiers engagés, eux, à la CGT. L’appartenance à la brigade créait une sorte de communauté. Mon engagement syndical me vaudra la pression de la hiérarchie qui voyait d’un mauvais œil ce nouveau syndicat très revendicatif et peu contrôlable. Pour équilibrer mes positions toujours très tranchées et mon caractère intraitable, je m’efforcerais d’être parmi les meilleurs. Je suivais ainsi inconsciemment l’idée que l’ouvrier se devait d’être irréprochable au plan professionnel pour pouvoir mieux contester le capitalisme et le patronat.
Le contexte politique et social
1968 avait été une année de révoltes à l’Est comme à l’Ouest. La jeunesse aspire au changement elle conteste la société réclamant plus de liberté à un pouvoir étouffant. Elle rejette l’ordre établi et la société de consommation. La dénonciation de la guerre américaine au Vietnam est le point de ralliement des contestataires scandant « US Go Home! ». Suite à l’assassinat de Martin Luther King militant contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis, des émeutes secouent les grandes villes américaines. L’agitation liée à la contestation de la guerre du Vietnam s’installe sur les campus américains et le « mai parisien » fait tâche d’huile, notamment en Italie, en Allemagne où Rudi Dutschke, représentant le plus connu du mouvement étudiant, a été victime d’une tentative d’assassinat. Il y a aussi des mouvements en Turquie, au Japon, au Brésil, même à l’Est ça bouge avec le « Printemps de Prague ».
Nommé secrétaire du parti communiste tchécoslovaque en janvier, Alexander Dubcek tente l’expérience originale de socialisme à visage humain et libéralise le régime, des réformes inacceptables pour Moscou qui envoie le 21 les chars du Pacte de Varsovie écraser l’espoir démocratique. A Mexico entre 200 et 300 étudiants qui manifestaient depuis le début de l’été sont tués dans une charge des forces de l’ordre, peu avant l’ouverture des Jeux Olympiques, où, sous les caméras du monde entier, deux médaillés noirs américains montent sur le podium poing levé.
En France, après les évènements de mai 68, la droite a remporté les élections mais elle sort ébranlée de cette épreuve. Les plus conservateurs doivent céder et faire quelques concessions. Les jeunes ont goûté à la liberté et ils ne veulent pas l’oublier. Il s’en suit un mouvement général de déblocage de la société. On ne change rien sur le fond, pour les acquis sociaux on verra plus tard à les reprendre, mais il faut donner quelque chose à la jeunesse en révolte qui dans sa plus grande partie vient de petite et moyenne bourgeoisie. C’est le début d’une réelle évolution qui s’épanouira durant les années 70. Avec le recul, les évènements de mai 68 m’apparaissent comme une rupture fondamentale dans l’histoire de la société française, matérialisant une remise en cause des institutions traditionnelles.
En même temps s’amorce un double mouvement de déclin de la classe ouvrière et de développement d’une nouvelle classe sociale ancrée dans le tertiaire, la classe moyenne. Les cols blancs remplacent les cols bleus. C’est la perte d’une identité ouvrière avec ses traditions, sa fierté et ses engagements. Le chemin avait été ouvert par nos parents qui pensaient que leur progéniture serait mieux dans les bureaux qu’à l’usine. Par ailleurs, dans l’intérêt du capitalisme, la désindustrialisation était en cours vers la mondialisation. La révolution portée par la classe des producteurs vivait ses dernières années et ses mots qui raisonnent encore en moi ne feraient bientôt plus recette.
Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes
Décrétons le salut commun
.”

Il fallait un nouvel horizon.que je pensais être l’autogestion, une idée anarchiste dont il fallait trouver le chemin. De nouvelles valeurs apparaissent partout. Elles sont notamment centrées autour de l’autonomie, de l’anti autoritarisme, de la primauté de la réalisation personnelle et de la valorisation de l’individu ; ce qui implique le refus des règles traditionnelles de la société. En France, la redéfinition de nouvelles règles économiques et sociales se construit autour de l’idée politique d’autogestion avec des expériences comme le Centre Universitaire de Vincennes et les expériences de vie communautaire au Larzac.
Le Centre universitaire de Vincennes est un bon exemple de cette évolution. Il a été créé à l’automne 1968 sur décision du ministre de l’Éducation Nationale Edgar Faure avec pour objectif de répondre aux conséquences universitaires du mouvement étudiant de mai 1968. Il avait l’ambition d’être un foyer d’innovation se caractérisant par son ouverture sur le monde contemporain, ce qui implique son ouverture aux salariés non bacheliers (seconde chance), des disciplines jusque-là non enseignées à l’université (arts, urbanisme, etc.). De nombreux cours avaient lieu en soirée avec une pédagogie reposant sur des groupes restreints et une large liberté de choix offerte aux étudiants pour définir leur parcours. C’était l’occasion de la constitution d’une nouvelle catégorie sociale, les classes moyennes face à la classe ouvrière en déclin. Après sa fermeture sous Giscard le Centre Universitaire de Vincennes deviendra Paris VIII-Vincennes à St Denis où je serai admis en maîtrise de Communication et Technologies à la rentrée de 1982.
On considère souvent la libération sexuelle comme l’un des grands thèmes de Mai 68. En réalité, en France, ce n’est que dans les années suivantes de 1970 à 1975 essentiellement que les débats sur les mœurs se généralisent corrélativement à l’arrivée des contraceptifs modernes et la loi sur l’avortement. Les rapports entre les femmes et les hommes se modifient. De son côté, le féminisme se développe durant ces années, avec son mouvement le plus radical, le Mouvement de libération des femmes (MLF), dont la première manifestation publique a lieu en 1970 et qui joue un grand rôle dans l’implosion du militantisme traditionnel au profit de thèmes féministes, comme l’autorisation de l’avortement (1975) ou la remise en cause de la répartition des tâches dans le couple. La plus part des idées mises en avant et défendues par le MLF étaient partagées par un certain nombre d’hommes dont je faisais partie. Monique bien que directement concernée n’avait pas d’engagement politique à cet égard.
Dans le domaine économique et social le conflit de la société des montres « Lip », conduit par Charles Piaget du Syndicat CFDT, à Besançon en 1973, est une illustration très médiatisée de l’évolution politique, avec une expérience de mise en œuvre de l’autogestion de l’entreprise. Dans le domaine social et politique ce sont les mouvements de remise en cause de l’armée et de la force de frappe nucléaire avec les mouvements écologiques, antimilitaristes et pacifistes. C’est la lutte du Larzac et le courant de la non-violence avec Lanza Del Vasto.

Vers l’écologie politique
Les années 70, c’est aussi le début d’une réflexion sur la croissance et l’écologie avec le 11 mai 1971 la rencontre à Menton de 2200 scientifiques de 23 pays qui ont envoyé à l’ONU un message intitulé « Message à 3 milliards et demi de terriens ». Ce message a été surnommé « Le Message de Menton ».
Le message rappelle que la Terre est unique et partagée par tous les peuples qui l’habitent et qu’elle n’est pas infinie. De redoutables problèmes apparaissent. D’abord la détérioration de l’environnement et la pollution mais aussi la diminution des ressources naturelles comme les matières premières ou les terres arables, le déboisement et la monoculture et, enfin, l’augmentation de la population qui fait craindre des risques de malnutrition. Les inégalités de richesses et de pouvoir entre pays sont aussi pointées en tant que causes probables de conflits.
Le message propose quelques solutions, comme utiliser les technologies existantes pour traiter les pollutions, recycler largement les matériaux, différer l’application des innovations technologiques dont nous ne sommes pas en mesure de prévoir les effets, mettre fin à la guerre, contrôler la démographie.
Le message se terminait par cette conclusion « (…) Il nous faut voir désormais la Terre, qui nous semblait immense, dans son exiguïté. Nous vivons en systèmes clos, totalement dépendant de la Terre et dépendant les uns des autres, et pour notre vie, et pour la vie des générations à venir (…) ». Parmi les signataires on trouvait quatre prix Nobel et des scientifiques de renom international.
Puis ce fut en 1972 la publication du rapport Meadows « Halte à la croissance ? Enquête sur le Club de Rome ». Il alertait sur les limites de la croissance et sur les difficultés à venir pour la planète. Le bouleversement climatique n’était pas encore une priorité, on parlait surtout des limites de la croissance, de pollution et de conditions de travail. Mes préoccupations internationales était tournée vers la Chine usine du monde et la condition ouvrière dans ce pays et vers le Chili où se mettait en place une espérance avec Salvador Allende et son programme socialiste autogestionnaire.
J’étais peu engagé sur la voie de l’écologie, je pensais que la solution viendrait d’un changement politique et social, que c’était là qu’il fallait œuvrer, à la CFDT autogestionnaire puis au PS tendance Ceres.
Le 11 septembre 1973, le coup d’État au Chili fomenté par la CIA sera suivi d’une terrifiante répression soutenue par les États-Unis. Ce sera pour moi un vrai traumatisme. Les « maîtres du monde » imposaient leur loi d’airain. Ce 11 septembre 1973 aura sur les militants de gauche autant d’effet que le 11 septembre 2001 a pu en avoir pour tout le monde occidental. Il y a quelques fois dans l’histoire des coïncidences curieuses. L’économie néolibérale à la Friedman faisait une entrée fracassante sur le devant de la scène

Le temps des saisons
En dehors des remplacements locaux, l’été ou l’hiver nous pouvions être envoyés avec la brigade nationale pour renforcer les équipes sur des sites touristiques. C’était une manière de pallier au manque d’effectifs dans ces lieux. Les stations de vacances voyaient quelques fois leur population multipliée par dix ou plus du jour au lendemain. Les frais étaient couverts par des indemnités spéciales mieux payées que les déplacements locaux.
Nice (été 1971)
C’était ma première saison, je travaillais à la Poste Centrale de Nice. Située Avenue Thiers, c’est un magnifique bâtiment Art Déco en briques rouges. La brique n’étant pas un élément très utilisé dans la ville, la poste se démarque d’autant plus. Ce bâtiment mythique pour les Niçois est l’œuvre de l’architecte Guillaume Tronchet et il date de 1931. La particularité du bureau d’être en briques qui n’est pas un matériau local tient au fait que les plans de ce bureau étaient prévus pour Lille. Situé près de la gare, ce bureau effectuait le traitement courrier départ et arrivée et comportait un secteur douanes pour la vérification des envois.
Le courrier à destination des boîtes postales était assez extraordinaire en rapport avec toutes les entreprises présentes à Nice. Toutes sortes de trafics se trouvaient réunis là. Beaucoup d’arnaqueurs se sentaient bien sur la Côte avec le soleil, les casinos et les distractions de toutes sortes. Pour certaines boîtes postales on voyait passer des lettres venant d’Afrique adressées à des gourous, pour d’autres des paquets avec toutes sortes de gadgets plus ou moins magiques et quelques fois de l’argent liquide ce qui était interdit mais qui facilitait bien des trafics. Les postiers niçois étaient vraiment cools, ils exerçaient très peu de contrôles. La première fois que j’ai tenu la cabine des lettres recommandées il en manquait cinq cents. Les collègues m’ont simplement dit de ne pas m’en faire, « on ne compte jamais ». Nice vivait sous le règne de Jacques Médecin qui sera condamné en 1990 par la justice française pour plusieurs affaires de corruption. Jacques Médecin évite plusieurs peines de prison ferme en s’enfuyant en Uruguay.
Par mesure d’économie, nous avons d’abord logé à L’Escarène dans l’arrière pays à vingt kilomètres au nord de Nice faute de trouver sur place un logement à prix abordable. Le logement, son prix et son confort était le point crucial pour une bonne saison. Certains jeunes postiers assez dragueurs, s’arrangeaient pour loger chez l’habitante. En fin de saison « au revoir et merci » ou bien cela durait et l’habitante en question n’avait plus qu’à déménager.
Nous sommes restés quelques temps dans cette petite ville puis nous avons eu un logement convenable à Nice ville grâce à une recommandation suivant la pratique locale du copinage. Cela permettait à Monique de bien profiter de la mer où elle pouvait facilement se rendre en compagnie de Marie Claude sa sœur venue nous rejoindre et des enfants. Le loyer était plus cher mais de mon côté j’économisais sur les voyages.
Nous allions dès que possible sur les plages de sable vers Antibes ou Juan les Pins car la plage de Nice est faite de galets. C’est à Antibes que j’ai perfectionné ma natation, jusque là je barbotais, mais j’avais décidé de faire mieux. C’est ainsi que je quittais la plage à la nage pour un îlot rocheux à au large de la plage, c’était sans compter sur le courant qui était contre moi au retour. J’avais le choix, ou bien de mon rocher j’appelais au secours ou bien je tentais l’aventure du retour à la nage. Trois quart d’heure plus tard j’étais revenu sur la plage. Monique était prête à alerter les autorités craignant que je me sois noyé.
Au bout de quelques temps nous avions pris les habitudes locales de partir le week-end vers l’arrière pays. C’est ainsi que toute la famille a failli trouver la mort sur la route de la vallée des Merveilles. Un camion des Ponts et Chaussées tractant une goudronneuse a heurté notre voiture qui s’est arrêtée à quelques centimètres d’un profond ravin. J’ai dû accompagner le chauffeur dans les locaux des Ponts et Chaussées pour faire le constat. Il a expliqué à son responsable ce qui s’était passé en patois niçois. Les provinces françaises ont longtemps conservé l’usage des langues régionales. A Carnac je pourrai plus tard le constater avec le breton.

Les Houches (hiver 72/73)
Le planning des saisons d’été était fait au niveau national, il y avait un nombre de places limité pour les départements. Pour compenser nous avons eu la possibilité de partir en saison d’hiver dans les stations de montagne. C’était beaucoup moins demandé. C’est ainsi que nous avons découvert Les Houches en Haute Savoie. A la différence des bords de mer, nous étions bien accueillis et aidés pour nous loger. J’en ai conclu que lorsque les conditions de vie sont difficiles cela rend les humains plus solidaires. La découverte du ski a été un plaisir pour moi et pour Frédérique. Bertrand en était à la luge qu’il appréciait beaucoup et Fabienne encore à la poussette. Monique a essayé le ski mais ayant failli arracher la médaille du cou du moniteur en s’agrippant à lui, celui-ci a préféré ne pas donner suite approuvé par la dame qui a compris qu’elle n’était pas faite pour les sports de neige.
Quant à moi comme d’habitude j’ai foncé, je n’avais jamais mis les pieds sur des skis mais je suis parti sans aucune leçon. Je me suis dis qu’une fois en haut j’arriverai bien à descendre. Cela m’a pris 2h30 la première fois. A la fin de la saison je faisais la même piste en 10 minutes. J’ai fait quelques autres expériences en suivant un collègue sur la neige glacée d’Argentière, cela me laisse encore quelques frissons. J’étais jeune, audacieux mais pas toujours très prudent.
Carnac Morbihan (été 1973)
La mer, la plage, ses alignements et les bretons qui n’aiment pas les touristes. A Carnac comme pour toutes les saisons le principal problème était le logement. Cette année là, nous étions venus avant l’été pour trouver à nous loger. L’affaire se présentait bien nous avions trouvé quelque chose au centre bourg. Le problème s’est posé à l’arrivée. Les meubles avaient été changés et le lieu était beaucoup moins agréable. Nous avons fait part de notre déception au propriétaire et décidé de chercher autre chose. Le soir arrivant nous avons dû passer une nuit dans le logement. Le lendemain nous informions le propriétaire que nous ne resterions pas s’il ne changeait pas les meubles. Il refusa et décida de conserver le mois déjà payé. Nous avons trouvé un autre logement mais devant le tribunal nous avons perdu, une nuit vaut acceptation. Le propriétaire et le juge se parlaient en breton, je n’ai pas tout compris sauf qu’il était inutile d’insister. C’était une très mauvaise affaire économique que cette saison là. Enfin, il y avait le sable, le soleil et la mer…
Les saisons nous assuraient une vie plaisante et variée. Mon engagement social et politique était bien engagé, nous avions une vie presque idéale. Sur ces bases nous pouvions construire quelque chose de solide, mais, à peine trois ans après notre arrivée à Tours, Monique se plaint que son statut de mère au foyer ne lui convient plus. Elle veut retravailler et les PTT lui semblent une voie naturelle. Elle aurait pu envisager autre chose mais ne le souhaitât pas. L’absence de postes en Touraine nous obligea à repartir vers Orléans. Toujours très amoureux, je cédais à cette nouvelle demande de ma femme jamais satisfaite.

Orléans et la rupture
« C’est cette idée là que pour ne pas mourir de l’intérieur j’ai besoin de provoquer une rupture qui sera incompréhensible parce que de l’extérieur tout allait bien » Claire Marin, Rupture(s)
Fin 1973, nous voici de nouveau à Orléans, Monique au Centre de chèques postaux de La Source et moi officiellement au Centre de Tri Automatique (CTA) qui venait d’ouvrir. Dans un premier temps, sur recommandation d’une cousine de Monique je fus détaché du CTA à la Direction départementale des PTT du Loiret. J’ai 25 ans et commence pour moi une période nouvelle avec un engagement social et politique plus intense et répondant mieux à mon besoin de développement personnel. Mon tempérament s’affirmait avec l’âge, j’avais besoin de m’exprimer et d’agir. J’étais toujours aussi amoureux de ma femme et j’avais constamment le souci de lui offrir tout ce qu’elle désirait.
Le centre de chèques de La Source était un centre moderne ouvert au début des années 70 qui a compté jusqu’à plus de 3000 employé(e)s. Un CTA (Centre de Tri Automatique) avait été mis en place pour traiter les extraits de compte envoyés chaque jour à tous les détenteurs soit certains jours plusieurs centaines de milliers. Il traitait aussi toutes les factures EDF du quart nord-ouest de la France du SITI (Service Inter-régional de Traitement de l’Informatique) qui avait été construit sur la ville nouvelle d’Orléans la Source, à la fin des années 60. Le SITI était l’un des premiers centres de facturation pour EDF. A une époque où l’informatique nécessitait des ordinateurs de taille imposante le bâtiment était composé de grands plateaux. De tout cela, il ne va rien rester. Le CTA est mort depuis longtemps, le SITI a été remanié, pour les Chèques postaux c’est en cours.
Mon engagement politique au PS
Le « Programme commun » dont le nom complet est « Programme commun de gouvernement » a été adopté le 27 juin 1972 par le Parti socialiste, le Parti communiste français et signé le 12 juillet 1972 par ces deux organisations et certains radicaux. Il prévoyait un grand bouleversement dans les domaines économique, politique et militaire en France.
Sur le territoire d’Orléans La Source grouillait une jeunesse d’employés et de cadres moyens qui cherchaient un environnement favorable où construire leur vie et accessoirement leur pavillon. Ils y côtoyaient une population plus modeste qui habitait les HLM. Le terrain était favorable à une activité politique et sociale. A 25 ans, je me suis engagé en essayant d’équilibrer vie familiale, vie professionnelle et vie sociale. J’ai vécu une vie militante intéressante que j’ai essayé de partager avec Monique, hélas peu disposée à s’engager. Je m’éloignais de l’axe de vie « petit bourgeois » de père tranquille, elle ne le perdait pas de vue.
Militant de la CFDT des PTT depuis 1970, je souhaitais m’investir politiquement. En 1972, deux choix s’offraient à moi, le PSU de Michel Rocard ou le PS issu du Congrès d’Épinay sur la base de l’alliance entre François Mitterrand et Jean-Pierre Chevènement. Je décidais de rejoindre le PS et en son sein le Ceres. (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste). Mon objectif était l’autogestion et le chemin politique qui m’apparaissait le plus cohérent était le Programme Commun et les nationalisations qui allaient avec. C’est donc logiquement que j’ai adhéré au PS à Tours en 1972. En arrivant à Orléans, j’ai pris contact avec la section locale du PS dans laquelle je me suis engagé.
Le PS de l’époque était en pleine effervescence porté par son aile gauche depuis 1971 et le congrès d’Epinay. Nous avions beaucoup de débats d’idées et des formations collectives régulières. Mon engagement militant sera important notamment dans le GSE (Groupe Socialiste d’Entreprise) des PTT. Nos weekends militants se faisaient en famille en essayant de mettre en pratique nos idées sur l’égalité dans le couple et le partage des tâches. Les femmes pouvaient largement participer, des garderies d’enfants étaient organisées en conséquence. Monique suivait mais sans réelle conviction, elle appréciait le collectif dans son essence culturelle et valorisante mais ne ressentait pas le besoin de s’engager politiquement ou socialement. Trop centrée sur elle-même elle ne voyait pas l’intérêt d’un engagement personnel.
Dans un premier temps il s’agissait de faire évoluer le parti, un peu trop au centre, vers plus de radicalité. Puis ce fut la lutte interne avec les Rocardiens autogestionnaires comme nous mais sur une autre voie à tendance libérale. C’est l’avènement au sein du Parti Socialiste du « rocardisme », également appelé « nouvelle gauche ou deuxième gauche ». Elle affiche une tendance décentralisatrice, mais hostile aux nationalisations intégrales préparées par les mitterrandistes. Opposé aux nationalisations et acceptant l’économie de marché, le rocardisme est loin des positions défendues par le Parti communiste dans les négociations du Programme commun. Les rocardiens prônent une politique « économique réaliste et une culture de gouvernement ».

Giscard d’Estaing et le libéralisme
En mai 1974 Giscard d’Estaing, ayant éliminé Jacques Chaban-Delmas, est élu Président grâce à une campagne innovante et sa maitrise des média. Au départ, Giscard d’Estaing, qui n’est pas soutenu par un grand courant de la vie politique française, semble avoir peu de chances d’être élu à la présidence de la République. Sa campagne est beaucoup moins organisée que celle de Jacques Chaban-Delmas, qui se préparait depuis des années et bénéficiait de l’appui du puissant parti gaulliste. Giscard manque de moyens financiers et de militants, ce qui contraint son équipe à recruter des proches de l’extrême droite pour former son service d’ordre. D’abord donné en troisième position dans les sondages, Valéry Giscard d’Estaing parvient à prendre l’ascendant sur son rival gaulliste. Il est aidé en cela par l’appel de 39 parlementaires et quatre ministres emmenés par Jacques Chirac qui font publier un texte, dit « appel des 43 », considéré comme un soutien implicite à sa candidature. Giscard est élu, le chemin est ouvert en France vers plus de libéralisme. Mitterrand est battu, pour la gauche c’est une grande déception.

La grande grève de 74
En octobre 1974, la grève se déclare chez les postiers pour protester contre la séparation de la Poste et des Télécoms et une possible privatisation. La grève durera quarante cinq jours. Pour les PTT, c’est la plus grande grève du siècle. Cette grève est née de la rencontre d’un climat politique, économique et social dont les conséquences se sont influencées permettant ainsi les conditions politiques d’un mouvement social de grande ampleur. Elle a marqué de son empreinte l’histoire de l’administration des PTT. Une grève se déclenche quand les causes de mécontentement qui la sous-tendent sont suffisamment nombreuses et quand les moyens de résistance qui permettent de l’entreprendre sont suffisamment solides. L’ampleur et le degré d’engagement des organisations syndicales, l’action d’équipes de militants chevronnés expliquent la participation massive des employés PTT à cette grève.
Le programme des revendications qui s’articulait autour de thèmes tels que l’augmentation des salaires, la titularisation des auxiliaires, l’amélioration des conditions de travail et l’augmentation des effectifs visait à rassembler l’ensemble des employés. Soutenus par un système de représentation syndicale à son apogée, les employés exprimaient une volonté de vivre pleinement le collectif en adhérant à l’ensemble de ces aspects revendicatifs. Par ailleurs, la fédération CFDT des PTT, en particulier, mettait un point d’honneur à ne pas se couper de l’opinion publique et à rechercher le soutien des usagers, « postiers, usagers, solidarité » était un des slogans.
La solidarité avec les usagers a été difficile à gérer car il y avait avec la grève une gêne réelle pour la population. Elle sera bien exploitée par l’administration et la presse favorable au pouvoir mais également mécontente de ne plus voir ses journaux distribués. Malgré tout les postiers ont reçu un soutien actif d’autres catégories de travailleurs en particulier suite à l’expulsion des grévistes par la police dans les centres de tri. Cette solidarité s’est manifestée de différentes façons. D’abord il y a eu les collectes qui apportèrent aux grévistes un soutien matériel et moral important. Ensuite et surtout, il y a eu la participation aux manifestations, notamment celle destinée à riposter à l’intervention de la police dans les centres de tri.
La grève a été l’occasion d’une formidable prise de parole. Jamais dans une grève les travailleurs n’avaient autant créé et inventé. Tous les moyens d’expression populaire ont été utilisés : le dessin, la BD, la chanson, la poésie. Durant cette grève je me suis donné à plein, j’étais en première ligne en tant que porte parole pour la CFDT des PTT du Loiret et j’y ai découvert mon talent d’orateur. Parler d’une tribune à un vaste public me plaît, aucune appréhension ni hésitation pour porter la bonne parole, cela me va comme un gant. Doté d’un tempérament pugnace j’ai la force de la conviction et j’apporte au groupe une bonne énergie, cela a été pour moi une découverte. Je connaissais bien mon talent de débatteur en petit comité mais là c’était différent. J’avais un nouvel horizon entre la famille et le bureau, la politique avec un engagement public dans un rôle local de leader. La grève était intense et bien soutenue par les travailleurs de l’agglomération. Nous étions un petit groupe de meneurs jeunes et innovants. Des formes originales de communication sont apparues comme cette conférence de presse pendant laquelle c’était les postiers présents dans la salle qui répondaient aux questions des journalistes grâce à un micro baladeur. Ce fut aussi l’occasion pour certains de montrer leur talent de poète ou de musicien. Mais je sais aujourd’hui que c’était le début de la fin pour un grand service public et un chant du cygne pour les syndicats dont la CFDT autogestionnaire. Le libéralisme de Giscard puis de ses successeurs se chargera d’effacer tout cela et de finir le travail de concentration de tous les pouvoirs entre les mains des plus riches. Ce sera plus tard le tourbillon de la mondialisation et l’émergence des oligarchies de l’argent qui dominent la France aujourd’hui.
Ma présence aux piquets de grève tous les matins aux portes de la direction départementale et mes prises de paroles publiques n’étaient pas du goût du Directeur. Après la grève celui-ci m’a renvoyé illico presto au CTA. D’un point de vue syndical et politique le CTA était un lieu privilégié puisque expérimental. Je m’y suis trouvé bien. Tout un monde de contestation syndicale et politique était là. On y débattait de la mécanisation à la Poste mais aussi de politique car les choses évoluaient en Europe. C’était la chute de Salazar et la révolution des œillets au Portugal ainsi que la montée de l’eurocommunisme. En tant que militant socialiste et cédétiste j’avais de belles discussions avec mes camarades du PC et de la CGT. Tout cela n’était pas du goût de mes directeurs qui m’en garderont rancune avec de multiples brimades dont je ne me sortirai que par ma réussite au concours d’inspecteur en 1979.
Mon engagement militant m’a conduit en 1977 à être parmi les candidats à la mairie d’Orléans sur la liste socialiste. L’année précédente, grâce en grande partie à mon soutien militant, Jean-Pierre D. avait été élu Conseiller général. Pour la campagne j’avais imaginé et mis en œuvre les réunions de pallier, une innovation politique, à l’époque. Le principe était de trouver des électeurs décidés à inviter chez eux des voisins et des connaissances pour présenter notre candidat. Cela a très bien fonctionné dans un canton comme Orléans La Source en manque de liens sociaux. De plus j’étais engagé dans le GSE (Groupe Socialiste d’Entreprise) ce qui m’a permis de faire une grosse campagne auprès des employés des chèques postaux. Jean-Pierre avec qui je suis encore en relation reconnaît volontiers que j’ai été un des artisans de cette première victoire socialiste à Orléans.
De mai à juillet 1977 le PCF, le PS et le MRG ont mené des négociations sur l’actualisation du Programme Commun. Mais des divergences de fond sur le champ des nationalisations sont apparues. Le PS avait décidé de les réduire au secteur bancaire alors que le PCF cherchait à les étendre à de larges pans de l’industrie. D’autres divergences portaient sur le fonctionnement des institutions et la question de la défense européenne. Après les législatives de 1978, la rupture sera largement consommée, à l’initiative des radicaux et des communistes. Fin 1978, la renonciation du PS à certaines nationalisations, notamment pour les entreprises qui intervenaient sur le secteur des télécommunications, m’apparaît en contradiction avec les activités militantes des GSE (Groupes Socialiste d’Entreprises) au sein desquels je militais aux PTT. En conséquence, je décide de quitter le PS.

Le planning familial
Dans la mouvance du PS j’avais découvert le Planning Familial et un nouveau combat pour la liberté, celle de la femme. Au cours des années 70, les rapports entre le PS et les deux organisations MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial) et la CFDT se renforcent. Le combat pour les droits des femmes et le MFPF participent de l’élaboration d’un « féminisme socialiste » que symboliseront les nominations en 1981 de militantes au Planning familial et du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), Simone Iff au ministère des Droits de la femme et de Jeannette Laot à l’Élysée comme conseillère aux Affaires sociales dans le cabinet d’Yvette Roudy.
Deux tendances existaient au sein du Planning. Une tendance était exclusivement centrée sur le contrôle des naissances et la contraception, une autre élargissait le débat sur le rapport au corps, à la sexualité, à la liberté de la femme et au couple. Marcel, un camarade membre du PS partisan de la seconde tendance s’opposait à Monique S. rocardienne de morale bourgeoise et catholique. Marcel m’avait demandé de me porter candidat pour éviter le conflit. Je suis donc devenu président du Planning du Loiret tendance Marcel au congrès de Chateauneuf sur Loire en 1975.

La Confédération du Logement
Sensibilisé à l’organisation du logement social, j’avais pris un engagement dans la CNL45 (Confédération du Logement) dont le point culminant sera au mois d’octobre 1975, suite à la grève des charges, l’occupation des locaux Pierre et Lumière, la société d’HLM qui gérait nos appartements. Par mesure de rétorsion contre la grève des charges le gérant de Pierre et Lumière refusait de mettre le chauffage en route avant la date contractuelle malgré une température très inférieure à la moyenne habituelle au début du mois d’octobre. Avec une centaine de personnes nous avions décidé de séquestrer le gérant jusqu’à obtention du chauffage. Cela a déclenché la venue du procureur de la République et du commissaire de police. En tant que porte parole du groupe je tenais fermement notre position. Le gérant, un ancien militaire, affirmait à sa direction générale à Paris : « je tiendrai ». Il a tenu mais c’est sa direction qui a craqué. Le directeur général, prenant les choses de haut, avait dit au procureur qu’il ne lâcherait rien. Ce dernier l’a très mal pris. En effet, c’est lui qui avait sur les bras la centaine de personnes qui refusait d’évacuer. A deux heures du matin le chauffage fut remis. En rentrant j’ai dû subir les reproches de Monique qui avait eu froid seule dans son lit. Il en allait ainsi entre mon engagement social et ma vie familiale.

La CFDT et son recentrage
La dynamique de lutte à gauche ouverte depuis 1968 ainsi que la référence à l’autogestion sont remises en cause. Les contestataires de l’ordre établi n’ont plus le vent en poupe et la CFDT entame sa dérive vers la droite et le compromis social. Je n’y ai plus ma place. Je conteste ouvertement ce nouveau positionnement et je donne ma démission. Un représentant viendra tout de même me demander de rendre ma carte comme si cela avait une signification en dehors de la bureaucratie. On était vraiment loin de l’autogestion démocratique.
En 1978, la CFDT officialise son recentrage sous couvert de « resyndicalisation ». Cela va l’amener progressivement à tenir une position constamment conciliante dans ses rapports avec le patronat et le gouvernement. Pour les responsables confédéraux, il s’agissait de mettre fin à la période de débat et d’expérimentation sociale qui marquait la CFDT depuis plus d’une dizaine d’années, cela va exacerber les tensions avec les collectifs militants qui étaient les principaux représentants de ces pratiques. La rupture de l’Union de la gauche en 1977 et l’échec de celle-ci aux élections législatives de 1978 accélère le processus et conduit la centrale d’Edmond Maire Secrétaire Général à un changement de stratégie, elle s’éloigne de la CGT et entreprend un mouvement qui consiste notamment à prendre de la distance face aux partis politiques. Elle prend également ses distances à l’égard de l’autogestion. Des théoriciens comme Pierre Rosanvallon (conseiller économique de la CFDT et conseiller politique d’Edmond Maire) théorisent une nouvelle vision de l’autogestion comme un concept-relais vers une certaine forme de libéralisme avec la participation des travailleurs.

La démocratisation interne de la CGT
J’ai toujours été convaincu de la nécessité d’être syndiqué, aussi après le recentrage de la CFDT, cette organisation ne correspondant plus à mon attente, j’ai choisi de poursuivre le combat en rejoignant la CGT dans la tradition familiale de mon grand-père.
C’était la CGT de Georges Séguy et du 40e congrès qui aura lieu à Grenoble en décembre 1978. Le congrès engageait la confédération dans une profonde démocratisation interne qui devait permettre entre autres l’émergence de nouveaux moyens d’expression directe des travailleurs tel que la radio libre (donc illégale) Lorraine Cœur d’Acier pendant et après la lutte des sidérurgistes de Longwy en 1979-1980. Mais le PC pesant de tout son poids, confronté à l’opposition du groupe refusant cette démocratisation du syndicat, Georges Séguy devra se retirer en juin 1982 et laisser la place à Henri Krasucki homme d’appareil du PC.
Commence alors pour moi une confrontation interne avec le bureau départemental pro communiste de la CGT des PTT. Ma conception du syndicat vis à vis des partis politiques et ma défiance à l’égard du PC n’était pas acceptable. Je me tenais au plus près des statuts dans une lutte très désagréable. Mon activité militante m’avait conduit à intégrer le bureau départemental mais ma rigueur militante m’avait amené assez rapidement à un conflit avec celui-ci dominé par les communistes. Au printemps de 1980, les dissensions internes devenant très vives, j’aurai droit à un congrès départemental de type stalinien pour me contrer. Par provocation, je me présente au nom de ma section syndicale en opposition au bureau départemental pour désavouer l’exclusion du bureau d’un camarade de la LCR et je présente trois vœux provocateurs : la reconnaissance du syndicat polonais Solidarność, la condamnation de l’intervention soviétique en Afghanistan et la dénonciation de l’assignation à résidence d’Andreï Sakharov. Je recueille quelques 250 mandats sur 1200 et je quitte le bureau. Ce congrès signe la fin de mon engagement syndical.

La vie de famille
Je sors de tout cela avec une certaine désillusion. Dans le même temps ma vie familiale a évolué. A la Source, nous avions de nombreuses relations notamment avec les militants du PS et leurs familles mais aussi avec d’autres militants, des communistes par exemple. Nous formions une communauté d’engagement dans laquelle j’avais œuvré pour y trouver ma place. La majorité des militants étaient des cadres, beaucoup étaient fonctionnaires. Nos affinités n’étaient pas que politiques, avec certains, s’y mêlait une certaine amitié. Monique profitait de ces relations tout en critiquant mon engagement qui prenait sur le temps de loisir familial.

Monique et son instabilité
Dès 1974, Monique est devenue dépressive, elle regrettait son choix de reprise du travail aux chèques postaux. Elle se plaignait de vivre en appartement à La Source, ville nouvelle à dix kilomètres du centre d’Orléans. Nous habitions allée Christine de Pisan au cinquième étage dans un bâtiment collectif. Elle ne supportait pas son travail aux chèques, elle déprimait, c’était la galère. Il fallait que j’aille la récupérer régulièrement à l’infirmerie et que je m’occupe des enfants. Cela perturbait considérablement mon travail. Je devais subir ses désordres psychologiques auxquels se sont ajoutées, dès 1974, ses infidélités à répétition. De plus, c’était à moi de combler régulièrement les déficits de notre budget dus à sa gestion de consommatrice effrénée. Elle se faisait suivre au point de vue psychique en consultation externe par le docteur Oury à la clinique de La Borde. Je l’accompagnais quelques fois, c’est à cette occasion que j’ai découvert le monde de la psychiatrie. A la Borde, je découvrais en même temps la psychiatrie institutionnelle et une autre psychiatrie ouverte pour les malades sur un autre monde que celui de l’enfermement traditionnel. La clinique de La Borde renvoyait aux problèmes de la société en général ce qui ne manquait pas de m’intéresser.
Les problèmes psychologiques de Monique, supposément en rapport avec le travail aux chèques, paraissent trouver une solution en 1975 par la prise d’une retraite après 15 ans de service et trois enfants. Quelques temps après je demandais ma mutation du CTA à la brigade du Loiret de façon à ce que nos revenus ne soient pas trop affectés, les frais de déplacement feraient l’appoint. Mais Monique était toujours insatisfaite, elle s’ennuyait à nouveau et a voulu retravailler. Elle désirait entreprendre des études pour devenir assistante sociale. Avant çà elle devra faire un stage de mise à niveau à Tours avec l’association « Retravailler ». Je m’arrangeais alors, et avec l’aide d’Annie ma belle-sœur, je m’occupais des enfants. Monique rentrait le week-end. A Tours elle logeait gratuitement chez la cousine Jacqueline. Elle avait des cours dans la journée et la nuit elle confondait sa chambre avec celle de l’étudiant qui louait une autre chambre. Jacqueline en fût très gênée avant de me le dire. Monique me l’avait déjà avoué en pleurant sans doute de peur que je ne l’apprenne de la bouche de ma cousine. C’était le début de la période des frasques entre amants et repentir de la femme que j’aimais ; sans aucun scrupule elle s’éloignait de moi. J’essayais de la comprendre et acceptais tout, bien au delà du raisonnable. Pour finir elle s’est amourachée d’un dénommé Jean-Marc en perdant toute mesure. Elle ne prenait même plus soin d’être discrète. Un certain jour, elle se pare au mieux et sans aucune gêne sort pour un rendez-vous avec son amant. Je lui en ai fait reproche ce qui ne l’a pas empêchée de sortir, la confrontation a été assez violente.
On est au delà de la liberté dans le couple ; le couple ne signifie plus rien. Je suis dévasté et ne sais pas quoi faire, je dois même prendre pour la première fois de ma vie quelques tranquillisants. Ma protestation et ma douleur lui sont indifférentes. D’une certaine manière, elle a décidé de s’éloigner de la communauté de notre foyer. Il me faudra plusieurs semaines pour commencer à réagir. Que me reste-t-il de mon amour et de mes illusions ? Il me reste la douleur d’un amour déçu. Vivre avec une femme indifférente et qui vous rejette est un calvaire. Je souffre et l’exprime quelques fois en vers
Que ne suis-je sorcier Je pourrais l’envoûter
Que ne suis-je guerrier Je pourrais la tuer
Que ne suis-je un dieu Je pourrais la former
Que ne suis-je donc vieux Je pourrais l’oublier
Que ne suis-je Satan Je pourrais la brûler
Que ne suis-je tyran Je pourrais la forcer
Mais je ne suis qu’un homme
Et je ne sais que l’aimer”
Orléans 1975

Ma conception du couple était celle des militants qui, dans les années 70, recherchaient et valorisaient la liberté des individus dans la famille. Cette conception explique en partie ma grande tolérance à l’égard de Monique. La famille traditionnelle était remise en question mais le statut de couple supposait loyauté et sincérité dans la recherche d’un nouvel équilibre. Ce point n’était pas bien partagé. Monique voulait bien profiter de la liberté nouvellement conquise mais ne modifiait en rien sa vision traditionnelle du père de famille. Il doit pourvoir matériellement et être un recours sans que l’aspect sentimental et le développement personnel ne soient bien articulés avec la liberté. Je souffrais d’avoir une femme aussi peu affective et j’en avais une certaine rancœur qui s’exprimera en 1980 par une rupture définitive et brutale. En 1975, j’étais partagé entre amour et colère.

La rupture
Nous sommes au printemps 1977 et nous avons mis en route un projet de construction d’un pavillon depuis octobre 1976, Ce n’était pas mon rêve d’être propriétaire surtout avec des finances constamment déstabilisées. Monique disait ne plus supporter la vie en appartement et que tout irait mieux avec un nouveau logement. Une nouvelle fois j’ai cédé pour tenter de satisfaire ma femme en croyant que cela sauverait notre couple. Je sais maintenant que la construction d’un logis au bout de dix ans de vie commune pour rattraper un mariage qui part en vrille ça ne marche pas. Le printemps fut pour moi particulièrement difficile. J’étais toujours amoureux de ma femme et j’avais le désir de réussir notre vie familiale avec nos trois enfants. Après quelques mois de désespoir et de chagrin j’ai compris que je n’avais pas d’autres solutions que de m’éloigner et de chercher ma propre voie. C’était ça ou me perdre. Le rêve de 1968 prenait fin sur un échec. C’était le retour à la case départ, j’étais à nouveau seul. Je devais me reconstruire et trouver une nouvelle voie.
Dans un premier temps, pour pouvoir réfléchir, je suis allé loger quelques temps chez Marcel. Marcel était un type spécial, la clé de son appartement était toujours dans la boîte à lettres pour dépanner les amis, on pouvait s’installer. Il avait une chambre disponible et on ne participait au loyer qu’à partir d’une semaine de présence chez lui. Je m’éloignais donc de Monique et je commençais à me construire un autre univers. Décidé à avancer, je décidais de passer le concours d’inspecteur. L’idée c’était de me faire nommer à Paris et ainsi de m’éloigner physiquement le moment venu pour retrouver mon équilibre. La cohabitation m’empêchait de penser correctement, c’était trop de souffrance d’être aux côtés d’une femme au mieux indifférente. Je préparerai donc le concours en un mois de travail continu en m’isolant pour être tranquille, cette fois-ci chez Jean-Claude, un collègue qui pensait passer le même concours. Jean-Claude avait une maison en Beauce qu’il avait transformée en véritable discothèque. Très rapidement il s’apercevra que le concours demandait trop d’efforts. Nous passerons une quinzaine de jours, lui à écouter de la musique et à préparer les repas, moi à me remplir la tête de droit administratif et constitutionnel.
Le projet de pavillon arrivé à terme, au début de 1978, nous sommes allés habiter notre nouvelle maison rue Montaigne. Monique continuait de chercher la réponse à ses désirs et à ses plaisirs en me manifestant au mieux de l’affection. De son propre aveu elle ne saura jamais choisir. De mon côté, je me débattais avec cette réalité, ma femme ne m’aime pas et mon rôle dans l’affaire c’est d’être la réponse à ses angoisses, à ses craintes et à ses désirs matériels. J’étais une solution transitoire en attente pour elle de l’aventure ou de la rencontre idéale.
Notre nouvelle existence rue Montaigne était pour les enfants un vrai changement. Ils avaient de l’espace, nous pouvions avoir des animaux, chien, chat, lapin et même canard. Pour Monique rien ne change, elle n’est pas vraiment satisfaite. Je m’impliquais pleinement dans ma nouvelle tâche de bâtisseur. Il fallait faire des modifications dans la construction et aménager le terrain. C’est ainsi que j’ai déplacé trente tonnes de terre en un week-end, fais des travaux de maçonnerie, modifié la salle de bain, retourné le terrain et planté une haie de Cyprès de Leyland. Je me suis investi pleinement pour le bien des enfants. Ils avaient chacun leur chambre, de l’espace à l’extérieur et un environnement de nature. Le terrain se garnissait des plantes données ou chapardées dans les massifs communaux lors de mes déplacements. La pelouse semée ne tarda pas à devenir une aire de jeu pour les enfants du quartier, notre jardin étant le seul à ne pas être clôturé de grillage. Pour les enfants je crois que ce fût un bon moment, un concours de déguisement par-ci pour Frédérique, une invitation à un goûter d’anniversaire par-là pour Bertrand ou encore de longues discussions entre Fabienne et moi à propos du rangement de sa chambre. Cela se terminait souvent par moi qui rangeait et elle assise sur son lit à m’écouter.
Côté couple, j’avais en tête deux idées, par miracle cette nouvelle vie pouvait relancer notre couple ou bien tel que je l’avais envisagé, après ma réussite au concours d’inspecteur, nous pourrions construire quelque chose de nouveau avec ma présence les week-ends. Mais pour Monique rien ne change, elle n’est pas vraiment satisfaite, ne fait aucune concession et n’apporte rien au projet en cours si ce n’est des demandes incessantes sur des détails. Elle continuait sur la même voie. Nos rapports étaient tendus confirmant ma décision de m’éloigner de cette femme, sinon je risquais de me perdre. J’avais été fidèle à mon engagement pendant dix ans en prenant sur moi tous les efforts sans trouver une vraie contrepartie dans notre relation. Les désirs d’aventures étaient pour Monique comme son appétit et sa boulimie de consommation, sans limites. En plus des blessures amoureuses, je devais toujours régler les problèmes financiers et les revendications matérielles d’une femme jamais satisfaite. Aucun contrat n’était possible car elle ne tenait jamais ses engagements. Ça ne pouvait plus durer, pour ne pas me perdre je devais quitter le rôle de celui qui comprend et pardonne tout, sinon mon choix devenait un consentement et une soumission à un mode de vie que je ne voulais pas. En toute conscience, j’étais bien décidé à ne pas passer à côté de ma vie pour un amour sacrificiel.
Pour la philosophe Claire Marin la rupture implique une profonde mutation où le corps joue un rôle central. Les ruptures nous appartiennent, qu’on les décide ou qu’on les subisse. Parmi ces ruptures « Il y a une rupture qui demande du courage et qui tient au fait de se sauver … La définition de notre être est tout autant dans nos sorties de route que dans nos lignes droites, dans les accrocs au contrat que dans le contrat lui-même. Naissances ou deuils, séparation ou nouvel amour, besoins d’ailleurs : nos oscillations, nos vacillements fragilisent nos représentations, ébranlent nos certitudes, certes. Mais ils soulignent aussi fondamentalement la place de l’imprévisible, et questionnent notre capacité à supporter l’incertitude, à composer avec la catastrophe et, en les surmontant, à parfois démarrer une nouvelle vie..» Autrement dit, on rompt pour être vraiment soi-même, pour coïncider avec ce que l’on est, ou pense être. Dans l’hypothèse où un «soi» existe, constant, immuable.
La rupture nous fait basculer, elle est un saut dans l’existence. Il y a une sorte de dislocation, de l’inédit. Le propre des ruptures, c’est qu’elles sont toujours inimaginables, impensables. Certaines entraînent une réévaluation de notre existence. Au début, c’est un vide, angoissant, et douloureux, car on a l’impression d’être soi-même vide. Puis, dans un deuxième temps, ce sont des possibles : lesquels j’habite, lesquels je prolonge ? Il faut penser un temps, une convalescence. La rupture laisse une empreinte, elle change nos aspirations, comme si la vie imaginée n’était plus tenable, parce qu’elle supposait une insouciance perdue avec la rupture. Peut-on retrouver cette insouciance ? Une forme d’innocence, oui. On sait des choses que d’autres ne savent pas et on fait le pari qu’il y aura d’autres joies possibles.
Monique avait déjà quitté moralement le foyer familial en renonçant à ses engagements d’épouse pour une autre vie avec d’autres compagnons. Je devais me faire une raison, ma femme ne m’aimait pas et la poursuite de notre couple n’aurait été qu’un arrangement insupportable.
Déterminé à ne pas faillir et ne plus me faire avoir, je sors, je cherche et je trouve de nouvelles compagnes qui me font découvrir d’autres relations hommes-femmes. Parmi celles-ci, Marie-Claire sera une véritable source de renouveau. Elle m’ouvrira sur de nouvelles relations avec un plaisir réellement partagé. Sur le plan culturel elle m’a intéressé au cinéma d’art, au théâtre et à la musique classique me révélant ainsi une partie de moi en jachère. De son côté, Monique trouvait cela confortable et elle pensait que ça allait durer. Je ramenais de l’argent grâce à mes déplacements, j’allais être promu et j’avais une amie, cela l’aidait à se défaire de sa culpabilité la laissant libre de ses aventures. Tout allait bien dans son schéma de pensée. Elle ne tenait aucun compte de mes sentiments meurtris et de la violence endurée. Je supportais me disant qu’après ma formation d’inspecteur et en m’éloignant, j’oublierai.
De son côté Monique poursuivait une formation de préparation au concours d’assistante sociale avec une double vie, un compagnon en Poitou et un mari à Orléans. Je continuais d’assurer les soins du ménage et des enfants pendant ses absences avec l’aide de ma belle sœur Annie. Cette situation durera jusqu’au mois de juin 1980 date de mon départ en saison à St Brévin les Pins.

Le mariage de la carpe et du lapin
L’expression sert à décrire une union mal assortie, comme entre deux animaux d’espèces différentes et par extension, une alliance impossible par nature entre deux choses qui paraissent s’exclure mutuellement. Il n’y a pas à rechercher qui a raison ou tort, il y a seulement une erreur de jugement de part et d’autre. Chacun des deux a pensé faire une bonne alliance et les circonstances ont fait le reste. Mais une union mal assortie ne peut pas durer. Je n’ai pas assez tenu compte de ce que je sais aujourd’hui, ne pas confondre l’autre avec soi. Mes lectures m’ont amené à mieux comprendre ce qui a pu se passer. On peut voir la chose à la manière de Spinoza qui définit l’amour comme « une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Dans le cas de la rencontre amoureuse, la cause extérieure c’est la personne aimée. Mais Spinoza précise bien que la joie ne vient pas directement de cette personne, mais de l’idée qu’on en a. Or cette idée peut être fausse, partielle, imaginative, donc inadéquate, ou, au contraire, vraie, complète, fondée sur la raison, et donc adéquate. Dans le premier cas, la joie sera passive, elle ne durera que le temps de l’illusion sur laquelle est fondé cet amour. Lorsque nous sortons de l’illusion et avons une connaissance de l’autre, la joie « passive » se transforme en tristesse, voir en haine, qu’il définit comme « une tristesse, qu’accompagne l’idée d’un cause extérieure ». Plus nous percevons l’autre de manière adéquate, plus la joie passive peut se transformer en joie active et la passion amoureuse en amour profond et durable, ce que j’allais connaître dans l’épisode suivant de ma vie. L’écriture m’a amené à mieux comprendre l’illusion de mon premier couple.
Toutefois avec de l’affection et du respect cela aurait pu marcher, le minimum aurait été d’avoir une entente tacite, d’être loyal et de respecter ses engagements. Dans notre couple cela n’a jamais été possible. Les années 70 étaient propices à la réflexion sur la liberté individuelle sous différents aspects, développement personnel, liberté sexuelle, droit de la femme à disposer de son corps ou choix d’un mode de vie. Chacun devait pouvoir y trouver son compte. Pour ma part, au delà de ma vie familiale, j’avais commencé à développer une vie professionnelle et une vie sociale intenses. Le comportement de Monique rendait cela compliqué d’autant plus qu’elle n’avait aucune considération pour moi. Son expression coutumière était « mon pauvre Marc » lorsqu’elle était à bout d’arguments. Le mépris s’ajoutait à l’indifférence. Après une enfance brisée, une adolescence pauvre et malmenée voilà ma vie de jeune homme freinée dans son épanouissement sans la compensation d’une vie de couple harmonieuse.
Sans rancœur aucune, je me purge du démon de mes affects par l’écriture qui me le permet. Qu’est-ce qu’une belle vie ou une bonne vie ? Je dois pouvoir regarder tout cela sans amertume. Cette partie de ma vie ne fut ni bonne ni mauvaise, simplement ratée sur le plan de la relation de couple. Mon seul réconfort aura été mes enfants. Pendant une dizaine d’années j’ai fait tout ce que je pouvais pour faire coller la réalité à mon rêve jusqu’au moment où j’ai réalisé que ce n’était pas possible sans risque de me perdre. Plutôt que d’en faire grief à Monique je préfère considérer que l’erreur venait de cette union mal assortie. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre et j’ai mis du temps à le comprendre aveuglé par ma passion.

L’imago
En biologie, le terme d’imago (au masculin) ou de stade imaginal désigne le stade final d’un individu dont le développement se déroule en plusieurs phases, œuf, larve, imago. L’imago est la forme définitive de l’insecte adulte sexué, ou « insecte parfait ». Dans son cocon, la chenille a commencé par se désagréger. Une fois le cocon achevé, on assiste à la décomposition de l’insecte prisonnier. A partir de cette bouillie de chenille décomposée s’est formé un être plus évolué qui deviendra un merveilleux pollinisateur. Cette transformation s’est amorcée par des cellules peu nombreuses, qui ne jouaient aucun rôle jusque-là. Elles portent le nom très évocateur de cellules imaginales. A la fin, le papillon prend son envol. Mais, pour où ? Il ne le sait pas très bien. L’envol est en lui dès le premier stade. Cet exemple nous enseigne que parfois le changement pour le meilleur passe tout d’abord par une phase de chaos, de destruction ou de décomposition ; ensuite commence une nouvelle vie.
Au début de l’été 1980, la rupture est consommée, Monique et moi poursuivons nos chemins chacun de son côté. Je me suis porté candidat pour une dernière saison de renfort d’été en Bretagne. On m’envoie au bureau de St Brévin les Pins. Je pars au mois de juin. Pour loger la famille en vacances et par mesure d’économie j’ai acheté une très grande tente avec trois chambres. Après quelques jours passés en colocation dans la caravane d’un autre brigadier, je m’installe au camping des Pierres Couchées. Monique me rejoindra avec les enfants à la fin de l’année scolaire.

Laurence, mon âme sœur
En juillet, je fais la connaissance de Laurence, celle qui va dorénavant remplir ma vie et m’accompagner vers ma plénitude, celle dont j’avais besoin pour m’épanouir. La reconnaissance mutuelle est immédiate. Très rapidement, ma décision est prise. La rupture est consommée. A la fin juillet, je demande à Monique de rentrer à Orléans et je lui annonce que je vais demander le divorce. C’est pour moi une libération, l’accomplissement véritable de la rupture.
Elle paraît surprise alors qu’elle aurait dû savoir depuis longtemps que c’était fini. Mais, comme à son habitude, elle ne voit que ce qui l’arrange. Elle avait pourtant en parallèle de notre couple un ami dans son centre de formation, un nommé Jean sur lequel elle s’épanchait volontiers. Que croyait-elle ? A quel équilibre pouvait-elle penser ? Elle aurait dû se rappeler de ce que je lui avais dit lors d’une de nos crises en 1978, « Je vais te quitter car je n’ai pas d’autre alternative, je veux essayer de ne pas me perdre. Si j’avais dû partir je serai parti avec elle ». En lançant cela au visage de Monique j’avais retrouvé la douleur immense de la perte de ma mère. La crise de larmes qui a suivi et que j’ai mis de longues minutes à endiguer m’avait confirmé ce qui venait de se passer.
Quand j’avais décidé de rompre je ne savais pas dans quoi je m’engageais ni vers quoi j’allais, je voulais juste ne pas me perdre. La rencontre avec Laurence fût une révélation, elle était celle que j’attendais. Tout nous rapprochait, l’ouverture d’esprit, la curiosité, le sens de l’autre, la capacité de travail, le goût du changement et de l’aventure. Laurence a 23 ans et moi 32, pourtant je me crois plus vieux ; sans doute à cause du regard des autres, un père de trois enfants ne peut pas être un homme jeune. De plus, Monique dit à qui veut l’entendre que je la quitte pour une jeune. Se rappelle-t-elle que je n’ai que 32 ans et huit ans de moins qu’elle ? Je ne le pense pas, Encore une fois elle ne voit qu’elle, moi je n’existe pas. Ai-je seulement existé autrement que comme une ressource pratique et toujours disponible ?
Mais, qui est cette femme qui s’offre à prendre soin de moi, cette île sur laquelle vient de s’ancrer ma vie ? Laurence c’est l’amour total sans conditions ni doutes, elle se donne totalement ou pas du tout. C’est l’amour désintéressé des choses matérielles. Elle cherche à quoi ou à qui consacrer sa vie, à partir de ce moment ce sera moi. Laurence est une grande âme à la recherche de sens. Aujourd’hui encore je suis étonné de cette chance de l’avoir rencontrée. J’ai retrouvé cette citation qu’elle m’avait dédiée au début de notre vie commune. Alors que je me décide à écrire, j’espère ne pas décevoir une si forte pensée.
« L’art de l’écrivain consiste à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allers et venues de son esprit et celle de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre. » Bergson, L’énergie spirituelle
Les semaines suivantes c’est le temps merveilleux de la découverte l’un de l’autre. Indifférents au qu’en-dira-ton des malveillants nous vivons pleinement ce moment le plus souvent seuls face à l’océan, bercés par le bruit des vagues. St Brévin est une petite ville, ça bruisse de réflexions et de commérages sur les autres et le bureau de poste est une petite communauté qui accentue le phénomène. La supposée débauche d’un père de trois enfants est mal perçue et donne lieu à cancanages, en particulier parce qu’elle implique une des sœurs L, déjà pas très conformes à la norme. En ce qui me concerne on n’ose rien me dire, je suis presque un inspecteur et le grade ça compte. Pendant plusieurs semaines je viendrai au bureau en chantant la mauvaise réputation de Brassens. C’est un moment de vie merveilleux pour moi, aimer n’était pas nouveau mais être aimé l’était.
A la fin de la saison Laurence est à St Brévin avec son père Charles très malade, je suis à Orléans. Monique reprend ses cours en Poitou. Elle est absente toute la semaine et je m’occupe des enfants. Laurence s’était inscrite à la fac à Nantes. Nous nous voyons aussi souvent que possible en fin de semaine, à Tours ou à Nantes. C’est l’époque des lettres et du téléphone avec parcimonie car il n’y avait pas de portable au forfait illimité ni d’Internet ; mais il y avait la poésie… :

Grâce à toi
Chaque dimanche le miracle se répète
Tu viens et j’ai des galaxies plein la tête
Pas de drogue, sans poudre miracle, sans joint
Main dans la main dans le soleil on se rejoint
A deux nous vivons tout le bonheur du monde
Vibrant l’un de l’autre nous pleurons pour ces gens
Qui, tristement, sans amour, vont déambulant
Feignant d’ignorer ce rayon qui inonde
L’amour! Qui porte les bêtes que nous sommes
Depuis la naissance des temps au rang d’homme
Notre amour, que nous voudrions aux autres offrir
Pour qu’enfin avec nous ils cessent de souffrir
Toute beauté du monde à te remercier
Ne suffit car c’est la vie que tu m’as donnée
Grâce à toi je vis, je sens, je suis et j’étreins
Tout ce que sur cette terre on appelle divin 28 octobre 1980

La maladie de Charles s’étant aggravée, après avoir été hospitalisé à St Nazaire il a été transféré à Laval près de son fils Yann. Charles s’est éteint le 1er février 1981.

Début de notre vie de couple
En décembre 80, Laurence s’était installée avec moi à Orléans en prévision de mon départ au cours d’inspecteur début janvier. A 23 ans elle acceptait de prendre en charge trois enfants et cet engagement ne se démentira jamais. Son installation à Orléans nous permettait, en l’absence de Monique pendant la semaine, d’habituer les enfants à la nouvelle situation, celle d’une famille recomposée, dirait-on aujourd’hui. Durant le mois de décembre, nous avons pris soin du ménage et des enfants pendant la semaine et laissé la maison à Monique le week-end. Malgré tout le travail fourni, en grande partie par Laurence, entretien de la maison, lavage, courses et cuisine, Monique se montrait toujours désagréable et faisait de nombreuses remarques. Elle acceptait les avantages de la situation mais pas les circonstances. Son attitude n’évoluera guère par la suite. Elle n’acceptait pas notre séparation car cela l’aurait conduite à se remettre en cause. Elle préférait rester dans le rôle de la femme abandonnée bien pratique pour le regard de l’entourage.
Pour le divorce, pensant que les enfants avaient plus besoin de leur mère que de moi, j’ai moi-même rédigé le texte qui décidait d’une garde conjointe avec résidence chez la mère. Monique gardait la maison et tout ce qu’il y avait dedans. Ainsi les enfants seraient moins perturbés. Pourtant abandonner tout ne fût pas très facile. Ma belle-mère, lorsque j’irai la visiter pour lui apprendre ma décision de divorcer d’avec sa fille, ne sera pas étonnée. Elle me fera seulement remarquer que je m’occupais plus des enfants que Monique elle-même et qu’ils avaient besoin de moi. J’en tiendrai compte et je m’efforcerai toujours d’être près d’eux. Cependant je ne pourrai pas éviter le choc que constitue pour des enfants la séparation des parents. Avec l’aide de Laurence, nous ferons le maximum. Ils habiteront souvent avec nous, les trois ensembles ou séparément pour certaines périodes sans que pour autant je cesse de payer la pension alimentaire à leur mère qui, en plus, me demandait souvent de la dépanner pour ses finances en me faisant un chantage aux enfants.
Dès le début, nous avons pris soin d’associer Frédérique, Bertrand et Fabienne à toutes nos activités, en général très différentes de ce qu’ils vivaient avec leur mère. C’est ainsi que nous leurs avons faire découvrir les randonnées pédestres, les radios libres, l’informatique ou la vie en communauté mais aussi une vie plus sobre éloignée de la surconsommation de leur mère. Au final, je l’espère, la séparation aura constitué pour eux une expérience de vie nouvelle avec plus d’ouverture sur une autre vision de la société. Mais, est-ce que cela compense la perte du confort douillet d’une famille unie ? Cette réflexion, je la mène encore tant il et difficile d’y répondre tant que la société n’aura pas évolué. J’aime à penser que nos efforts leur ont permis d’être plus libres dans leur vie d’adultes et de parents. Je dois beaucoup à Laurence d’avoir tout fait pour le bonheur et le bien-être de mes enfants sans toutefois jamais se mettre entre eux et leur mère.
Nous avons eu notre premier logement début janvier 81, rue de la Tour à Orléans. Notre première nuit fut mémorable, EDF avait oublié de passer, nous n’avions pas de chauffage et il faisait très froid. Notre lit était un matelas pneumatique et nous avions avec nous mon chien Neck. Pour avoir chaud nous étions tous les trois sous la couverture mais Neck oubliait régulièrement la situation et se retrouvait à découvert. Il se mettait alors à trembler et le matelas suivait le mouvement. Ce fut une vraie partie de rigolade et un bon souvenir. Plus tard nous sommes allés habiter quelques mois rue St Marceau en sous location dans l’appartement d’un collègue, lui-même en mutation de couple.
Mai 1981, avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, s’ouvre une nouvelle ère.
J’entrevois d’autres perspectives dans lesquelles je vais pouvoir me réaliser. Mon désir d’être repose avant tout sur l’affect très puissant qu’est le sentiment vécu d’injustice, et sur la soif de connaissances. Les années à venir seront des années d’engagements et de découvertes tout en restant en France. Elles combleront nos premiers rêves qui étaient faits de voyages autour du monde repoussés à plus tard. Ma présence auprès des enfants sera une priorité consentie par nous deux.
Nous sommes en mai 1981, j’ai 33 ans et la suite sera une vie active d’engagement social et de développement personnel, mais cette fois sans illusions.
« Les illusions perdues sont des vérités trouvées » Multatuli poète anarchiste néerlandais

Publié en auto-édition Dépôt légal janvier 2024

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