La cité des Sables (témoignage)
Dans son roman autobiographique, l’auteur Stéphane Audeguy décrit la cité des Sables qu’il voyait depuis les jardins ouvriers que la SNCF proposait à son petit personnel et auxquels il se rendait avec son père et son grand-père. Ce regard peut paraître un rien négatif mais il est très juste et peu de chose à côté de la façon dont les nantis tourangeaux considéraient la cité.
Je le cite : “Ce grand-père et son fils cherchaient confusément à compenser leur détachement du paysannat en entraînant chaque fin de semaine leur famille sur des terrains pauvres et inondables entre Cher et Loire, situés à deux pas de Tours sur le territoire de la commune de La Riche, parce que la SNCF proposait là des jardins à son petit personnel. Lesquels jardins s’étendaient sous les fenêtres d’une cité d’urgence édifiée entre 54 et 57. Construites en réaction au fameux appel de l’abbé Pierre pour sortir certaines populations des bidonvilles où la crise de l’après-guerre les avait jetées, ces ensembles de maisons ou d’immeubles de facture rudimentaire (rudimentaire selon des critères anachroniques, donc largement faux) abritèrent toutes sortes d’ouvriers miséreux, de familles sans feu ni lieu ; et constituèrent une amélioration substantielle de leurs conditions de vie. Mais on créait ainsi une situation tendue où se faisaient face, et à la longue s’affronteraient, trois variétés de pauvres : l’ouvrier SNCF, qui était un peu, en ce temps d’après-guerre et de Parti communiste premier parti de France, l’aristocrate du prolétariat, de véritables prolétaires, c’est-à-dire des individus non imposables et grands pourvoyeurs d’enfants, enfin un sous-prolétariat qui aspirait à ce qu’il pouvait, c’est-à-dire fort peu de choses.“
“Mon grand-père et son fils cultivaient là, sur un vaste terrain, des haricots, des groseilles, des endives, des salades ; ils possédaient aussi quelques cerisiers, trois pieds de vigne qui donnaient un raisin aigre. Les Arabes de la cité d’urgence toute proche venaient parfois chaparder des fruits et des légumes. On connaissait les immeubles où ils vivaient sous le nom de cité des Sables, nom que je croyais, enfant, lié aux déserts d’Afrique ; mais qui était en fait une allusion aux sédiments sablonneux de cette varenne. J’entendis un beau matin mon grand-père, qui possédait, pour désigner les voleurs, le vocabulaire étonnamment étendu de la xénophobie stalino-française, pousser un cri de joie mauvaise. C’est qu’il avait placé des lames de rasoir dans un rang de laitues , et venait d’y trouver le sang de ces sales crouilles.”
“Cette cité d’urgence a été détruite en 1992 seulement. La plus grande partie des jardins ouvriers, devenus familiaux, a disparu ; comme d’ailleurs les ouvriers qui les entretenaient. Ces jardins SNCF dont nous mangions les si bons légumes s’étendaient à l’ombre de l’énorme usine de traitement des déchets de la ville. Je suppose que ces terrains sans valeur recelaient leur dose de tungstène, de mercure et de polluants divers. En tout cas la zone puait effroyablement. Récemment on a bâti, à l’emplacement de ces cultures, un énorme centre commercial, baptisé « La Riche Soleil » : on jugera, d’après l’actualité récente dans notre pays, si le projet de noyer les identités déstructurées de tous nos compatriotes dans la religion de la consommation généralisée a porté ses fruits.”
Une mère, Stéphane Audeguy, Fiction & Cie, Le Seuil septembre 2017
Document d’ethno-sociologie politique : vidéo de Ciné Off sur la cité dans le courant des années 70