L’accomplissement
« Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant »
« La vie est variable aussi bien que l’Euripe”
Guillaume Apollinaire, Le Voyageur
Vers quelles rives aller ?
« A la fin, le papillon prend son envol. Mais, pour où ? Il ne le sait pas très bien. L’envol est en lui dès le premier stade. »
10 mai 1981 à Orléans, la rue est en liesse, je suis avec Laurence dans la manifestation spontanée pour dire notre joie de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Cette victoire est avant tout la défaite de la droite contre laquelle je luttais depuis 10 ans. Bien que j’aie pris mes distances avec la politique politicienne je restais engagé, le monde qui m’entourait ne me laissait pas indifférent. Un épisode avait pris fin avec la perte de certaines illusions mais j’étais déterminé à être un acteur de la vie sociale. Les liens avec mes engagements précédents existaient encore. Vers quoi aller ? Dans quelles actions m’investir ? Les meurtrissures des dernières années et la rupture définitive d’avec Monique m’avaient mûri.
« Trentenaire avec expérience de la vie cherche projets », telle aurait pu être ma petite annonce pour trouver un avenir. Grâce à Laurence et à la découverte d’un amour partagé, j’échappais à la confusion des années précédentes et je retrouvais les rêves de vie qui convenaient à mon âge. Ma situation sociale avait progressé et de nouvelles perspectives s’ouvraient. Voyages, nouveaux espaces à explorer et nouvelles expériences à faire ; tout cela enflammait mon esprit curieux et démultipliait mon énergie. Je me sentais en position d’épanouir enfin tout ce qui était en moi. Je sortais d’un monde où je m’étais enfermé dans des stéréotypes, la famille traditionnelle et la politique partisane avec leurs illusions. Il me fallait vivre pour moi, pour ma façon d’être à la vie. « Vis maintenant ! Risque-toi aujourd’hui ! Agis tout de suite ! Ne te laisse pas mourir lentement ! Ne te prive pas d’être heureux ! » Pablo Neruda.
La souffrance et la mort nous accompagne tout au long de notre vie. S’il nous arrive d’approcher la mort par trop de souffrance, il ne faut pas lui ouvrir la porte, la rupture s’impose alors. J’avais compris cela lorsque j’avais fait le choix de rompre. Il faut se battre pour vivre sa vie et il faut avoir une idée forte de la vie pour être. Ma mutation était faite, elle me laissait libre et prêt à l’envol.
Je rêvais de nouveaux horizons tout en étant obligé de ne pas trop m’écarter de ma route pour veiller sur mes enfants. Les idées de voyages laissèrent rapidement place à des horizons moins lointains car la priorité fut donnée aux trois jeunes vies dont j’avais la charge en tant que père. Il me fallait trouver un chemin médian propice à l’épanouissement de chacun. Laurence avait fait le choix de partager sa vie avec moi. Je savais qu’elle m’accompagnerait sans réticence dans une vie nouvelle qui allait être faite de découvertes, de projets et d’engagements variés. Je devais découvrir les nouveaux espaces dans lesquels me révéler. En attente des voyages lointains, la randonnée itinérante sera un premier choix pour des découvertes, certes plus proches que les voyages autour du monde, mais tout aussi essentielles. Ce type de randonnée a cette qualité de changer le rapport au temps et aux distances. Elle offre un autre lien au monde, elle permet un temps plus long et un contact à la vie plus près de la nature. L’agitation du monde laisse place à l’introspection et à une nouvelle possibilité de connaissance de soi.
Nous sommes au début des années 80, sur le plan intellectuel et social, il me faudra attendre encore un peu avant de trouver ma voie. Ce fut une époque d’intense activité, tout était à réorganiser. De la période précédente je ne gardais rien, ni maison ni regrets, seulement une plus grande connaissance de la vie. C’était pour moi un moment de joie intense.
« On peux distinguer deux formes de joie. La première c’est celle qui correspond au sentiment d’éternité où le temps se trouve suspendu. C’est la joie éprouvée dans le plein état amoureux, dans l’expression poétique, la création artistique accomplie, c’est le moment de l’eurêka du chercheur scientifique. Cette joie là n’est pas pure excitation, elle allie pleinement le sentiment d’intensité avec celui de sérénité. C’est celui de « la bonne heure ». Cette approche nous conduit sur la seconde face de la Joie, la Joie d’être qui relève de l’art du bien vivre. C’est la possibilité, en étant pleinement humain – un être vivant conscient d’avoir le privilège de participer brièvement au voyage de l’Univers – de croiser dans ce voyage d’autres compagnons de route. Cette joie là ne suspend pas le temps : elle le vit, elle l’épouse pleinement. » Patrick Viveret « La colère et la joie ».
Je savais le choc que constituait le divorce pour mes trois enfants, mais ne pas divorcer aurait sûrement été pire. Ils seront le lien entre mes deux vies. Pour leurs apporter un plus je leur ferais constamment partager mes découvertes et mes nouvelles expériences, en veillant bien à laisser ouvertes toutes les autres possibilités que le monde avait à leur offrir. C’est ainsi que j’entrais de plein pied et chargé d’une énergie nouvelle, dans le flot des années 80. Elles allaient s’avérer riches, voir révolutionnaires, du point de vue politique, technologique et social. J’ai vécu cette époque, conscient du vaste mouvement en cours. J’étais au rendez-vous de l’histoire à mon petit niveau, avec un vaste horizon ouvert devant moi. J’avais conscience d’avoir franchi une étape dans mon cheminement d’extraction sociale depuis la cité des Sables et je comptais bien ne pas en rester là.
Les années 80
Avec le recul je mesure combien ces années ont été un point de bascule dans de nombreux domaines. Les grandes figures, qui allaient marquer ces temps sur les plans politique, économique et social, avaient pour noms Mitterrand, Gorbatchev, Reagan, Thatcher, Khomeiny ou encore Jean-Paul II. Leurs actions allaient infléchir la destinée du monde et des sociétés à l’horizon du XXIème siècle. Les années 80 seront malheureusement aussi celles de la violence dans les conflits et les guerres, avec les Malouines, l’Afghanistan, la guerre Iran-Irak et les attentats terroristes. Dans le domaine de la santé ce sera l’irruption d’une nouvelle maladie, le Sida, qui mettra un frein à la pulsion de vivre des années 70.
Parallèlement à l’expansion fulgurante des techniques de communication, un immense réseau a commencé à se constituer à l’échelle planétaire qui permettra l’échange d’informations dans tous les secteurs d’activité tels que l’économie, la politique, la police, les universités ou les laboratoires. Dans le même temps l’essor des ordinateurs individuels et de systèmes comme le Minitel permettent déjà d’échanger des informations de tous ordres. C’est le début de l’informatisation générale de la société.
Au cœur des mutations
Déçu par la politique politicienne et le syndicalisme j’allais me trouver une nouvelle voie dans un travail approfondi sur la société, en rapport avec les mutations technologiques. Ce travail sera favorisé par l’arrivée au sommet de l’État de Mitterrand qui libère les énergies de gauche et offre de belles perspectives dans de nombreux domaines. Les administrations s’ouvrent aux nouveaux projets et des moyens sont débloqués. Cette victoire pour laquelle j’avais milité, je me devais d’y apporter mon concours. Ce sera dans le domaine des Nouvelles Technologies de l’Informatique et de la Communication (NTIC) d’abord en lien avec mon travail professionnel dans l’administration puis dans d’autres contextes sans que je le sache alors.
Les nouveaux moyens de communication se développent dans plusieurs domaines, la radio avec la FM et l’interactivité avec les réseaux de télécommunication. L’explosion de la micro-informatique permet la mise en place rapide des réseaux numériques. La naissance des technologies afférentes booste la créativité et l’imagination. Une nouvelle ère commence avec son lot de rêves avant que la société capitaliste ne récupère tout cela pour son profit. Il ne reste pas grand-chose aujourd’hui de nos utopies sociétales. Il reste la consommation de gadgets électroniques et la banalité de leur emploi.
L’irruption et le déploiement, dans la société des NTIC m’offrent un nouveau domaine d’expression professionnelle et personnelle. Ce nouveau champ d’investigation va me permettre d’entreprendre une autre sorte de voyage tout aussi favorable à mon développement. Je comprends rapidement que les NTIC vont nous impacter de façon très importante sous les angles technologique, économique mais aussi social et politique. Le monde est en plein changement et cela convient bien à ma pensée complexe ainsi qu’à mes engagements politiques antérieurs. Il y a des risques dont je suis conscient mais je saisis rapidement que si une certaine résistance au développement technique n’est pas inutile, il est impératif pour le plus grand nombre de comprendre pour tenter d’orienter les choses et protéger les libertés.
Développement professionnel
1981 fut l’année de mon développement professionnel, j’ai suivi deux formations en région parisienne. La première de cadre des PTT à Évry suite à ma réussite au concours d’inspecteur, la suivante comme analyste informatique à l’Inria à Roquencourt près de Versailles. Pendant plusieurs mois j’ai fais les voyages, le plus souvent quotidiennement, pour être auprès des enfants. J’arrivais tard et c’est Laurence qui assurait en mon absence. Ce furent des périodes physiquement éprouvantes à cause des temps de transport. Heureusement à Évry je n’avais pas trop de travail en raison des connaissances antérieurement acquises.
Pendant cette formation et malgré mon nouveau statut de cadre, je restais sur une position de contestation du système et d’une affirmation forte de mes idées. J’avais pris mon envol, il était moins que jamais question de me normaliser malgré tout ce qui était organisé dans ce sens par mon administration. Cet état d’esprit m’a valu à la fin de la formation l’appréciation suivante : « Est doté d’une forte personnalité, les connaissances antérieurement acquises lui ont permis d’obtenir d’excellents résultats ». C’est certainement une des meilleures choses qu’on ait dite sur moi, même si cela n’était pas exactement un compliment du point de vue des PTT. Pour la formation à l’Inria, ce sera plus difficile, le métier d’analyste en informatique était très formel et demandait beaucoup de connaissances techniques nouvelles. Le travail se divisait en deux parties, l’analyse fonctionnelle et l’analyse organique. Si je n’avais aucun problème pour la première il n’en était pas de même pour l’analyse organique plus technique et pour laquelle je n’avais aucune base de connaissances antérieures. Je n’ai pas particulièrement brillé dans ce stage. Il m’a fallu faire un gros effort pour parvenir à un résultat.
Analyste à la Source chèques
A la fin de mes cours d’inspecteur, en août 81, j’avais été nommé au centre financier de La Source chèques sur une position d’inspecteur analyste. A cette époque le centre comptait près de 2500 employés répartis entre de nombreux services. A mes yeux il pouvait de par son organisation devenir un lieu d’expérimentation sociale. Je pensais avec quelques autres qu’après la victoire de Mitterrand, tout le travail fait sur l’autogestion allait pourvoir se concrétiser. Les années de plomb du gaullisme et du giscardisme prenaient fin. C’était un moment de grande dynamique. Après un travail théorique de plusieurs années, nous allions pouvoir passer des idées à leurs réalisations. Mais hélas, Mitterrand oubliera vite l’autogestion pour se mettre dans les pantoufles plus classiques de la Social-démocratie. « Changer la vie ici et maintenant » avait vécu. Il me restait l’engagement social et l’aventure des nouvelles technologies à vivre, mais ça ne sera pas au centre de chèques.
J’avais été affecté au service clients, ma situation était privilégiée puisque j’étais le seul informaticien hors du Centre de traitement de l’informatique (CTI) et sous la responsabilité directe du Directeur du Centre. J’étais donc sans supérieur hiérarchique compétent dans mon domaine. Au point de vue de ma situation professionnelle j’échappais à une hiérarchie immédiate pesante et archaïque et j’avais une certaine liberté. Cadre spécialisé dans un domaine inconnu de la majorité des postiers, grâce à l’informatique je m’étais libéré. La hiérarchie intermédiaire de la Poste ne pouvait plus m’atteindre, du moins pas dans la basse administration. C’en était fini des pressions mesquines et des abus d’autorité. Une nouvelle période s’ouvrait, le travail me plaisait et j’avais du temps disponible pour Laurence, les enfants et ma vie sociale. Mon travail au service clients me plaisait, rien n’était routinier, puisqu’il fallait tout créer.. Mon rôle était d’offrir à l’exploitation des possibilités nouvelles et d’établir un lien entre l’exploitation et le CTI pour un meilleur service aux usagers. C’était le début d’un véritable épanouissement professionnel. Si « Le bonheur consiste à s’épanouir dans l’activité pour laquelle on est le plus doué », selon Aristote, alors, j’étais un analyste heureux.
Il me faudra seulement deux mois pour obtenir un terminal informatique et un accès aux programmes d’exploitation. Je pouvais librement faire toutes les recherches nécessaires dans l’intérêt du service et des usagers. J’avais les mains libres et un excellent environnement immédiat. Au service clients, nous étions à peine une dizaine. J’étais le seul homme de ce service dont la responsable était une femme. J’ai su intéresser mes collègues à des choses nouvelles auxquelles elles n’avaient pas accès, elles m’ont apprécié en conséquence.
La concentration de plateaux de travail occupés par des femmes à la tâche, et essentiellement surveillées par des hommes au contrôle, est un phénomène typique des Trente Glorieuses.Le centre était un monde où dominait la masculinité, tous les responsables du centre, à l’exception du service clients, étaient des hommes. En militant de la cause féminine, j’innovais tout en donnant un peu dans la provocation. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une nouvelle démarche RH visant à associer le personnel aux conditions de travail, j’avais fait repeindre mon bureau couleur rose lilas. La signification des roses diffère selon leur couleur. Le symbole principal des roses lilas est la vie. Ce type de roses incarne l’éternité et l’allongement de la vie. En général, la signification de la rose lilas est associée à des valeurs positives, non seulement à la vie, mais aussi au bonheur, à la qualité de vie et à la santé, tout un symbole. Cela entraîna des modifications dans les choix ultérieurs des femmes du centre habituées au gris clair ou au blanc cassé. Puisqu’elles en avaient le droit pourquoi ne pas s’affirmer dans des choix nouveaux et non prescrits A la remarque du Directeur du centre : « C’est une couleur de dame, monsieur Mauvy », je lui ai répondu « Non monsieur une couleur d’espoir », ce qui a clos le débat. Par ailleurs, je faisais saisir mes programmes sur les multi-claviers, des terminaux qui jusque là ne servaient qu’à l’encodage des chèques. Les opératrices étaient ravies de l’aubaine, elles faisaient enfin autre chose que leur travail répétitif habituel qui consistait à saisir les numéros de chèques et les montants. Les nouvelles technologies pouvaient aussi remettre en cause la domination hiérarchique et machiste. Après lecture des documentations, les petites mains qui connaissaient leurs machines pouvaient en faire autre chose que les tâches répétitives habituelles. Les informaticiens, maîtres de la machine centrale au CTI ont eu un choc. Leur pouvoir vacillait.
Je travaillais tranquillement mes recherches pour mettre au point des programmes pour faciliter l’exploitation et développer l’aspect commercial par une meilleure connaissance de la clientèle. Pour la mise au point de mes programmes de recherche, j’avais fait un modèle provocateur pour dénoncer le danger des fichiers, le programme « Landru ». Il consistait à rechercher les femmes célibataires de plus de cinquante ans avec un avoir moyen de plus de 50.000 francs. Ultérieurement, le CTI a appelé le programme définitif « Bonalors » car à chaque fois que je les sollicitais ils me disaient « Bon alors qu’est-ce que tu veux encore ? ». Comme quoi les informaticiens des PTT pouvaient avoir de l’humour.
Côté hiérarchie, le Directeur du centre était un brave homme qui ne comprenait pas bien les implications futures de la mutation en cours. Il était prêt à me trouver des crédits pour acheter des stylos mais pas pour les fiches Insee, dont j’avais besoin pour mes programmes de recherche, j’ai dû les payer de ma poche. Bien sûr, j’aurais pu revendre les crayons mais ça aurait été une perte de temps.
Sur mon temps libre j’ai introduit le premier micro-ordinateur au centre de chèques, à la cantine. Les informaticiens du CTI considéraient le micro-ordinateur comme un gadget, il n’y en avait aucun au CTI. Par contre l’Administrateur de la Poste qui supervisait le centre des chèques postaux de La Source comprendra vite le rôle de la micro-informatique, car deux ou trois ans plus tard il sera responsable de l’introduction des 30 000 premiers micro-ordinateurs à la Poste. Ma découverte du monde de la micro-informatique je la dois à un formateur rencontré à l’INRIA pendant mon stage. C’était un visionnaire dans un monde dominé par IBM et ses gros ordinateurs. A ce sujet, je me souviens d’une démonstration, organisée par l’administrateur du centre avec le concours du CTI et d’IBM, pour laquelle un ordinateur IBM avait été amené sur camion pour montrer un programme de traitement de tout l’immobilier des PTT, qui était considérable il faut le dire. Cependant c’était un chant du cygne car cela deviendra possible quelques années plus tard avec un micro-ordinateur.
Ma situation était favorable mais c’était insuffisant pour calmer mon ardeur et mobiliser toute mon énergie. Il me manquait une autre dimension au-delà du monde professionnel et technique, la dimension intellectuelle. L’engagement social et politique ainsi que le développement des technologies n’étaient que le début de mon accomplissement. J’avais besoin d’autre chose. Ce besoin viendra vite et m’entraînera vers d’autres cieux et d’autres connaissances. Pour le moment je continuais de découvrir et d’accumuler de l’expérience en suivant le même fil rouge qui me conduit depuis mon enfance celui de la curiosité active : observer, acquérir du savoir et comprendre pour agir.
De son côté Laurence suivait son itinéraire personnel tout en me confortant dans mes choix. Pendant toutes nos années, nous avons toujours fonctionné dans le partage avec mise à disposition réciproque de nos énergies; bien souvent au service de mes projets. Laurence s’en défend indiquant qu’elle n’a jamais fait quoi que ce soit qui ne lui convienne pas. Je veux la croire mais je n’ai pas toujours été très attentif, me contentant du bonheur fou de découvrir et de créer. Je suis tout de même convaincu que son intelligence et ses qualités lui ont permis le meilleur développement possible de sa vie personnelle.
La vie de famille
Nous étions « une famille recomposée » bien que le terme n’existât pas encore. Au mois d’août 1981, nous avons pris un logement assez grand pour cinq. Les enfants habiteront avec nous, rue St Marceau à Orléans. Il fallait assurer la cohésion de ce petit groupe, chose rendue difficile par mes absences pour raisons professionnelles. Afin d’être plus longuement avec les enfants et les changer de leurs activités habituelles de vacances, je décidais dès 1981 de découvrir les espaces nouveaux et encore peu explorés de la randonnée pédestre itinérante.
Les voyages rêvés ne seront pas obligatoirement lointains. Pendant trois années consécutives nous entraînerons nos trois enfants en randonnées. Nous partions sac au dos pour des périples de plusieurs semaines. Cette activité permettait de souder notre nouveau groupe familial tout en nous faisant découvrir de nouveaux paysages. La marche est un formidable complément d’éducation à ciel ouvert. Elle permet d’accéder à tout un tas de domaines, l’histoire, la géologie, la géographie, la faune et la flore. La randonnée apporte une conscience écologique, elle fait comprendre aux enfants que la nature est beaucoup plus qu’un décor. Enfin lorsqu’on marche c’est du temps long, c’est du vrai temps, des heures entières durant lesquelles on échange, on dialogue et on vit des aventures en commun. C’est un autre rythme que celui des villes.
La randonnée « pataugas »
Cinq paires de pataugas, un guide de randonnées en poche, des billets de train et nous voilà partis vers Les Cévennes, notre première randonnée en août 1981. Le circuit choisi nous conduira de La Bastide Puy Laurent à St Chely d’Apcher en passant par Florac, Sainte Énimie et Marvejol. Les enfants (11, 12 et 13ans1/2) couchaient dans une tente prêtée par Annick la sœur de Laurence. Pour nous, c’était à la belle étoile dans nos sacs de couchage à même le sol sur une bâche plastique pour nous protéger de l’humidité. La tente prêtée n’avait que trois places. A certaines étapes, nous aurons l’occasion de trouver un hébergement dans des gîtes de montagne ou dans des granges à foin et découvrir ainsi les capacités d’accueil des cévenols. Il faut souligner que les randonnées de ce genre étaient rares à l’époque et que la présence des enfants nous valait confiance immédiate.
Chaque jour nous apportait des rencontres qui deviendront autant de souvenirs. Un chasseur dont avions retrouvé les deux petites chiennes perdues en montagne est venu récupérer ses chiennes avec des glaces pour chacun de nous. Une délicatesse de sa part et une belle surprise après des kilomètres de marche.
Ailleurs, un écrivain, paysan et philosophe du fond des Cévennes nous livrera son idée du monde, « La terre est une putain et les hommes ses maquereaux, il faut mieux se tenir à l’écart ». Les hommes prostituent bien la Terre ce qui est de plus en plus vrai. Le nombre de « passes » devient même insoutenable. Nous avons bien discuté en mangeant du jambon maison; puis nous avons dormi dans la grange. Après une petite visite à un âne laissé là par des amis voyageurs à la fin de leur tour des Cévennes sur les traces de Stevenson, nous avons repris notre chemin.
Notre dernière étape nous a fait découvrir le viaduc de Garabit. Ce viaduc est un projet de l’ingénieur des ponts et chaussées Léon Boyer qui en confia la finalisation et la réalisation à Gustave Eiffel. La mise en service eut lieu en 1888 par la Compagnie des chemins de fer du Midi et du Canal latéral à la Garonne. L’ouvrage métallique, long de 565 m culmine à 122 m au-dessus de la rivière. Il était alors le plus haut viaduc du monde.
En rentrant, les pataugas n’avaient plus guère de semelles mais nous étions ravis de cette première expérience.
Le Mont Aigoual
Pour la seconde randonnée, nous sommes mieux équipés avec deux tentes et de nouvelles chaussures plus résistantes. Nous partirons du Vigan pour rallier Valleraugue par le Mont Aigoual. Avant d’arriver à l’Aigoual, nous avons eu droit à un orage mémorable. En quelques minutes notre chemin se transforma en torrent, nous avons du rebrousser chemin pour nous réfugier dans un abri de berger petit et noir de fumée. Nous ne pensions pas pourvoir atteindre le gite qui nous attendait seulement quelques centaines de mètres plus haut mais la retraite était plus prudente car les orages sur l’Aigoual sont assez terribles. En randonnée, l’élément le plus important à prendre en compte c’est la météo. C’est encore plus vrai pour l’Aigoual qui est au croisement perturbé des masses d’air océaniques et méditerranéennes avec neige, brouillard et givre l’hiver et orages l’été. Au sommet de l’Aigoual, par beau temps on a une vue sur 1/4 de la France des Pyrénées aux Alpes. La descente par les 4000 marches offre des paysages extraordinaires. La distance du sommet à 1571 m d’altitude jusqu’à Valleraugue est d’une dizaine de kilomètres pour environ 3h30 de descente.
La Tour de Carol et le Canigou
Changement de cap pour notre troisième et dernière randonnée avec les enfants, ce sera les Pyrénées de La Tour de Carol à Argelès sur Mer en passant par le Canigou. Pour cette randonnée nous avions avec nous un ami de Bertrand et Fabienne, soit quatre adolescents à contrôler. Prendre le train de nuit fut une expérience hors des sentiers battus, nous étions six, soit un compartiment entier. Aujourd’hui les trains de nuit ont pratiquement disparu et sont remplacés par des TGV. L’Intercité de nuit Paris-La Tour de Carol est un des rares survivants. Il semblerait que des décisions soient prises pour la relance des trains de nuit y compris européens. Il n’est jamais trop tard pour une bonne action écologique. Ce moyen de transport est idéal comme alternative à l’avion et à la voiture. Le voyage est moins fatiguant, on gagne une nuit d’hôtel et dès le matin on est à pied d’œuvre.
Nous sommes partis d’Orléans vers 23h pour arriver le lendemain matin vers 10h. Après le petit déjeuner il nous restait un bout sur route qui nous a conduits sur le GR qui fait le tour du Carlit en direction du GR10 près du lac des Bouillouses puis Superbolquère vers Arles sur Tech en passant par Py et l’abbaye de St Martin du Canigou. Pour l’anecdote et le souvenir, Py était une étape importante pour Frédérique qui devait y retrouver son petit ami du moment. J’ai laissé là ma petite troupe pour aller jusqu’à Vernet les Bains à une dizaine de kilomètres, chercher le petit ami qui effectuait son service militaire au fort Vauban à Mont-Louis. Nous sommes restés deux jours à Py. Après le départ du petit ami nous avons eu la Frédérique des mauvais jours. C’est après Py qu’elle a eu droit à ma plus grosse colère après ma plus grande peur. Elle était à la traîne si bien qu’au bout d’un moment nous l’avions perdue. Il m’a fallu redescendre longuement avant de la retrouver se prélassant au bord d’un ruisseau.
Pour atteindre le Canigou, nous avions emprunté une variante assez difficile en passant par le pic Joffre et ses champs de myrtilles. En arrivant au chalet des Cortalets où nous avons campé, nous étions très fatigués. Dégoutés, nous avons renoncé à gravir le chemin jusqu’au sommet en nous mélangeant à la masse des touristes arrivés là en voiture. Je n’ai jamais vu le sommet du Canigou.
Nous avons rejoint Argelès sur Mer en car depuis Arles sur Tech. Nous campions à deux ou trois kilomètres de la mer dans un camping à l’intérieur des terres, avec un emplacement confortable et piscine pendant que les touristes vivaient l’enfer du bord de la Méditerranée dans le bruit, la poussière et les odeurs de frites. Ils appellent cela des « vacances », c’est plutôt leur pensée qui est en « vacance ».
Ces introspections en déambulation ne comblaient pas tout à fait mon désir de voyage et les enfants avaient grandi. J’avais désir d’autres aventures et mes adolescents aussi. Nous ferons une dernière randonnée itinérante à deux, ce ne sera plus du même niveau que nos randonnées familiales. Le parcours de Carcassonne à Millau était un magnifique choix mais l’état d’esprit était différent.
Été 1984 la randonnée Carcassonne Millau
Pour cette nouvelle randonnée itinérante, finie la tribu, Laurence et moi nous lançons dans l’aventure en compagnie de notre chien Boscop. L’épopée s’est avérée assez pénible au début pour le chien et pour moi. Le chien n’avait pas la notion des distances, il n’arrêtait pas de vagabonder au lieu de trottiner tranquillement avec nous. Ses excursions continuelles dans les bois alentour lui donnèrent des fins de parcours un peu difficiles compte tenu du nombre de kilomètres parcourus. Pour ce qui me concerne, n’ayant plus la préoccupation des enfants, j’avais tout le temps nécessaire pour mes ampoules et autres douleurs. Notre itinéraire nous a conduit de Carcassonne à Millau par les GR7, 71, 66 et 62 en passant par La Bastide Rouairoux, St Pons de Thomières, Olargues, Douch, les gorges d’Héric, Lamaloux les Bains, La Tour sur Orb, La Courvertoirade, Dourbie, Montpellier le Vieux pour arriver à Millau.
La Bastide Rouairoux était notre première étape, le village se situe dans une vallée du textile, ce qui nous fera découvrir de remarquables tissus et laines. Plus loin, nous découvrirons le pittoresque hameau de Douch, qui est certainement aujourd’hui le lieu le plus fréquenté du territoire mais à l’époque nous étions tranquilles. Au cœur du parc régional du Haut Languedoc, il est le point de départ pour de nombreuses balades vers le massif du Caroux. Entouré d’une faune et d’une flore exceptionnelle, son cadre est idyllique. Marqué par l’histoire, Douch a vu se dérouler l’un des premiers combats de la résistance française.
Après avoir arpenté les gorges d’Héric, ponctuées de nombreuses piscines naturelles, se dévoile le hameau d’Héric. Habitat typique de la région, les maisons y sont construites avec des toits en lauze, soutenus par des charpentes conçues en châtaignier.
Avant Millau nous avons traversé les amas de Montpellier le Vieux, un site exceptionnel appelé « La Cité de Pierres », ce site est extraordinaire mais sans une goutte d’eau. Les paysages étaient magnifiques, la randonnée s’est bien passée mais nous avions fait le tour de la question et il était temps de passer à autre chose, d’autres voyages m’attendaient.
St Jean de la Ruelle
La radio libre
« Ce n’est pas la radio qui est libre, c’est ceux qui la font » Patrick Vantroeyen, Radio Ivre
Début 1981, je découvre la 1ère « radio libre » qui émet illégalement sur Orléans. Je suis immédiatement séduit. L’émetteur se trouve à St Jean de la Ruelle et la radio rassemble une joyeuse bande de jeunes épris de communication et pour certains de technologie. Quelques mois plus tard, St Jean de la Ruelle avec son nouveau Député-maire socialiste élu en juin deviendra mon nouveau terrain d’expérimentation social bénévole en parallèle de mon travail au centre financier.
A partir de 1978 les émissions en FM se sont multipliées et des radios illégales sont nées. Sous la présidence de Valery Giscard d’Estaing les émetteurs illégaux sont brouillés, les juges procèdent à des inculpations, c’est la guérilla des ondes. Après le 10 mai 81, c’est l’aube espérée d’un nouvel ordre social. « Changer la vie » chantaient les socialistes, si le changement ne vint pas sur tous les plans, comme pour l’autogestion, néanmoins des libertés nouvelles apparurent rapidement. Ce fut le cas pour la radio. C’est vrai qu’il était difficile aux socialistes de se renier après qu’ils aient soutenu le combat des radios libres, créant même Radio Riposte ce qui vaudra une inculpation à François Mitterrand et à Laurent Fabius. Cela n’empêchera pas, les mêmes plus tard après le tournant de mars 83, d’ouvrir l’audiovisuel au libéralisme avec le développement de Canal Plus, les nouvelles chaînes la Cinq et TV6, puis la cession de TF1 à Bouygues. Mitterrand permettra ainsi un début de concentration des médias aux mains des forces de l’argent jusqu’à Bolloré, Bernard Arnault, Xavier Niels, Bouygues et consorts aujourd’hui.
Depuis 1945 il y avait, en France, un monopole dans le domaine de la radio-télédiffusion. Avec l’apparition des radios libres en 1977, ce monopole est pour la première fois menacé. Après la guerre des ondes contre le gouvernement giscardien, les radios libres obtiennent la liberté d’émettre. Le gouvernement socialiste fait voter le 9 novembre 1981 la loi portant dérogation au monopole d’État de la radiodiffusion en accordant aux associations sans but lucratif des dérogations pour la diffusion de programmes en modulation de fréquence, la FM. Dans le cadre de cette loi, les dérogations sont octroyées par le gouvernement après avis d’une commission consultative, la commission Holleaux, chargée d’examiner les demandes déposées par les associations. Je passe les détails des dispositions gouvernementales, il faut cependant retenir l’ampleur du phénomène des radios libres. En janvier 1983 la Commission Galabert chargée de la répartition des fréquences avait reçu 660 demandes sur un total estimé à environ 2000 radios, alors qu’on prévoyait entre 700 et 800 radios sur l’ensemble du territoire. Dès le début, la Commission Holleaux a poussé à de nombreux regroupements entre les stations. La tâche était souvent difficile devant l’étonnante diversité des radios françaises. C’était une explosion de communication du même ordre que le sera l’Internet plus tard.
RMPI, 1ère radio locale orléanaise
A Orléans la première radio locale, Radio Mary Poppins (RMPI), est gérée par l’association IOTA. Séduit par le projet j’ai rejoint l’équipe au premier trimestre de 1981. Avec la radio ce fut la découverte de St Jean de la Ruelle, un espace de liberté et le début d’une belle aventure que je partageais avec Laurence technicienne radio pendant mes émissions. Frédéric, mon ami depuis, s’occupait de programmation et Benoit, avec lequel nous avons cohabité plus tard, de la technique. Tout cela était passionnant, nous explorions tout le potentiel d’un moyen de communication local avec quelques premières. Pour les élections cantonales de 1982 nous avons mis en place une opération conjointe avec les cibistes et un chercheur de l’université d’Orléans pour avoir à l’antenne une simulation des résultats sur le département du Loiret à partir des premiers dépouillements et les résultats finaux avant tout le monde, résultats confirmés dès le lendemain par la presse locale. L’émission de radio nous avais permis d’informer en temps réel. Il n’y avait pas de téléphone mobile commercial en France en 1982.
Nous avions aussi réussi à fédérer des associations de communautés d’origine étrangère, Espagne et Portugal. Les émissions avaient lieu dans la langue d’origine. D’autres programmes étaient spéciaux. Par exemple, chaque dimanche, nous avions un programme de dédicaces personnalisées « radio Québec » qui mettait en relation les personnes incarcérées à la prison d’Orléans boulevard de Québec et leur famille.
Dans la mouvance du psychiatre Roger Gentis, Laurence et moi avons animé une émission avec des malades mentaux vivant en milieu ouvert membres de l’association Le Lien, association qui faisait appel à des « amis » qui n’étaient ni soignants, ni soignés. Nous étions parmi ces amis. Roger Gentis nous fera le plaisir d’une dédicace à la parution du livre « Projet Aloïse ». Lutter contre l’enfermement c’était affirmer qu’il y a dans certains cas un autre possible que la camisole.
En lien avec le Centre Culturel de St Jean de la Ruelle, la radio sera l’occasion de côtoyer des artistes programmés en représentation locale tel que Leny Escudéro que Frédérique n’oubliera pas car ce fût pour elle un bon moment passé avec le fils du chanteur. Ou encore Léo Ferré, venu à l’invitation du Centre Culturel, avec qui j’aurai l’occasion de participer à un repas. Il s’y fera un malin plaisir à critiquer Jean-Paul Sartre avec une certaine mauvaise foi. Il est vrai que, soutenir le Sartre de La Cause de Peuple et écrire un petit poème acide tel que « Complainte pour Popaul » où il brocardait le folklore germanopratin, c’était du Ferré. « Qu’as-tu fait POPAUL, qu’as-tu fait/ De St Germain-des-prés…? /Merci POPAUL merci quand même/ Car ta magie a des appâts/ A coups de scotchs et de poèmes/ J’ai des clients. Dieu sait pourquoi …», c’était du pur Ferré
En tant que radio locale de référence nous étions toujours présents pour couvrir les spectacles. Nous nous répartissions les reportages et le plaisir des rencontres.
L’AMARC
En 1983 s’est tenu à Montréal (Québec) l’AMARC (Assemblée Mondiale des Radios Communautaires). Pour représenter RMPI j’ai monté un dossier de financement auprès de l’OFQJ (Office Franco-Québécois pour la Jeunesse) afin de me rendre à cette manifestation avec Benoit notre technicien. L’Assemblée réunissait plusieurs centaines de radios. Ce fut l’occasion de rédiger un article pour la République du Centre quotidien d’Orléans qui finança ainsi une partie du voyage.
Lors de ces premières rencontres, les participants venaient de différents endroits de la planète. Les militants des radios d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine ont découvert qu’ils partageaient le même objectif. Ils cherchaient à démocratiser la radio afin d’utiliser son potentiel comme outil de changement social et de développement culturel. Ils ont aussi réalisé qu’ils faisaient face à des problèmes semblables. Pour une meilleure appréhension de ces radios, l’AMARC présentera ainsi ce nouveau type de média « une radio de type communautaire, d’expression démocratique, libre de toute dépendance institutionnelle, d’appartenance locale, instaurant une pratique alternative, autonome et participative ». Cela faisait beaucoup de mots pour ce qu’on pourrait appeler avec le vocabulaire aujourd’hui des réseaux sociaux radiophoniques.
Ces nouveaux médias pouvaient concerner des radios assez différentes. La « radio communautaire » surtout en Amérique du Nord faisait appel au sentiment d’appartenance à une communauté. La « radio populaire » en Amérique Latine avait une très forte signification politique avec un pouvoir de démarcation et de lutte. RMPI se classait dans le groupe des « radios libres » avec des espaces communautaires et une revendication de liberté de parole face à la radio d’État. La « radio éducative » servait en Afrique à désigner les expériences d’utilisation des médias à des fins d’alphabétisation et de développement. D’autres mots comme « radio alternative, radio pirate, radio trottoir ou radio de participation » avaient des connotations plus locales.
L’existence de la radio est un fait humain, mouvant, transitant par les idéologies, les intérêts et les passions. Elle répond à un système ouvert. Elle pouvait être « communautaire » sans que cela soit choquant. Aujourd’hui, en France le fait communautaire est présenté comme séparatiste. C’est la marque d’un certain échec de la société néolibérale d’exclusion, incapable d’intégrer culturellement ses nouveaux membres et leurs communautés.
Le mouvement des radios libres peut nous aider à comprendre ce qui se passe sur l’Internet. D’abord il y a l’interdit puis la pénurie et ensuite la récupération par le système avec la surabondance consumériste qui fait perdre de vue l’intérêt réel de la démarche qui est de faire société. C’est un nouveau combat dans lequel nous ne devons pas laisser la liberté d’expression être régulée par les fournisseurs d’accès à l’Internet, les conglomérats privés des télécoms ou les géants du net (GAFAM) avec leurs réseaux dits «sociaux». Leurs intérêts économiques sont compatibles avec le système capitaliste dominant, mais pas toujours avec l’information gratuite d’intérêt général et d’éducation populaire, ni avec la diversité culturelle et linguistique portée par des médias communautaires. Une radio, un journal ou un service d’information indépendant sur le Net constituent la base de la liberté politique et culturelle que protègent encore quelques hackers et autres militants des licences libres et du gratuit. Sur l’Internet, l’argent a déjà investit la place avec les réseaux sociaux aux mains des plus riches et l’occupation de la bande passante avec les nouvelles télévisions d’information privées aux mains des mêmes.
L’étau se ressert chaque jour en résonance avec des lois liberticides d’encadrement social. Tout cela s’appuie sur une course vertigineuse à la nouveauté technologique pour le profit. Cette course, sans l’horizon d’une nouvelle société autre que celle du profit, ne laisse aucun répit pour la réflexion en particulier pour les jeunes générations. De même que les générations précédentes se sont laissées séduire par la consumérisme et le mythe du confort, les nouvelles générations suivent le même chemin et elles y ajoutent la fascination technologique avec ses facilités presse bouton.
Selon le mythe, Prométhée apporta aux hommes la technique et les arts, mais pour éviter que les hommes, détenteurs de ces nouveaux pouvoirs, en viennent à s’entre-tuer, Zeus leur accorda aussi à tous les sentiments de la pudeur et de la justice, fondateurs de la conscience politique et de la vie en communauté. Dans notre monde néolibéral sans morale, il ne reste plus ni pudeur, ni justice ; il n’y a que l’avidité.
Diverses autres associations étaient dans l’orbite de RMPI, la « Coopérative d’édition populaire » ou encore « La Vieille Dalle » premier restaurant associatif ouvert à Orléans. La lecture du livre « Ils vivent autrement » sur les « Alternatifs » de RFA me conduira à proposer à ces associations un projet de mise en commun de la gestion de nos finances pour être moins dépendants des pouvoirs institutionnels. Ce projet aurait pu conduire à la jonction des diverses forces sociales de contestation présentes, mais il n’aboutira pas. Les français sont beaucoup trop individualistes y compris dans leurs engagements associatifs ou sociétaux. Ils manquent de discipline et de rationalité constructive. Comment allier anarchisme et organisation ? Quels compromis faire ou ne pas faire ? Aujourd’hui la question reste entière face au changement de société en cours.
Informatique et société
C’est dans les années 70 que les premiers micro-ordinateurs ont vu le jour. Mais c’est au début des années 1980 qu’ils ont connu leur essor sous l’impulsion d’Apple et d’IBM principalement. Au cours de ces années l’informatique a progressivement fait son apparition dans tous les secteurs, dans l’entreprise, l’éducation, mais aussi chez les particuliers.
En mai 1973, la société Réalisations et études électroniques (REE ou R2E) fondée et dirigée par André Truong, commercialise le premier micro-ordinateur vendu assemblé, le Micral N. Ce tout premier modèle de la gamme Micral, possède la caractéristique d’utiliser un microprocesseur, de posséder des dimensions réduites et d’être de prix abordable. Il est ainsi reconnu comme étant le premier micro-ordinateur de l’histoire. Il est français. En juin 1973, la revue américaine « Byte » le qualifie de « microcomputer », le terme est resté.
Viendra plus tard Apple avec l’Apple II, sa première version sort en avril 1977. C’est le premier micro-ordinateur à avoir un succès grand public. Il a une faible capacité de mémoire (16 ko de Rom et 4 ko de Ram) mais il possède 8 slots d’extension dans lesquels on peut mettre une carte graphique couleur ce qui en fait premier micro-ordinateur capable d’afficher des graphiques en couleurs, un vrai clavier, un lecteur de disquette, une manette de jeu et un langage Basic intégré.
Son formidable succès commercial a décidé IBM à bouger. Face au succès de l’Apple II, IBM, le plus grand fabricant d’ordinateurs (les gros !) et leader du marché, se devait de réagir. Il sort en août 1981 son « Personal Computer » (P.C.) avec système d’exploitation « Microsoft MS-DOS ». Il n’apporte aucune idée révolutionnaire, mais il est vendu par IBM dont le nom est synonyme d’ordinateur. De fait, à grand renfort de publicité, IBM vend 200 000 machines en 1982 et prend 20% des parts du marché mondial à Apple, Commodore, Tandy et quelques autres constructeurs. Les français comme souvent se laissent distancer encore englués dans le Plan Calcul.
Au cours des années 80 les micro-ordinateurs connaissent un développement phénoménal et démocratisent progressivement l’accès à l’informatique. Dans notre démarche sociale de mettre les outils à la portée de tous et en particulier des couches défavorisées, Laurence et moi avons entamé des actions de sensibilisation. Les liens tissés à St Jean de la Ruelle à partir de la radio avec le Centre Culturel ont débouché à partir de juillet 1983 sur une activité de diffusion de la culture informatique. D’abord dans une école par Laurence puis avec les centres de vacances. Le stage que j’ai encadré s’intitulait «Cuisine et Informatique», de quoi attirer des enfants de milieu populaire pour lesquels bien manger était important mais aussi l’occasion de leur donner accès à un monde en devenir, celui des nouvelles technologies. On était loin du à chacun son Smartphone ou la tablette pour tous.
A l’école Jules Lenormand et au centre culturel, nous nous proposions de mettre modestement la main à ce que certains n’hésitaient pas à appeler « L’indispensable deuxième alphabétisation » (Le Monde du 6/04/83) ou selon le Président François Mitterrand lui-même « Le formidable effort de formation auquel on doit s’atteler » (déclaration du 26 février 1983 au Centre Mondial de l’Informatique). Si tous s’accordaient sur l’absolue nécessité de cette formation nécessaire, peu nombreuses étaient les solutions avancées. St Jean de la Ruelle était en pointe sur le sujet.
Informatique à l’école
Inspirée par les théories de Jean Piaget et de Seymour Papert, à l’école Jules le Normand, Laurence avait fait le choix, pour les enfants, de l’apprentissage par le Logo que Papert avait crée au MIT Média Lab avec un Groupe de Recherche sur l’Épistémologie et l’Apprentissage. Il y développait une théorie originale de l’apprentissage qui était basée sur la théorie du constructivisme de Jean Piaget. Il a utilisé les travaux de Piaget pour développer au MIT le langage de programmation Logo, un dialecte issu du LISP qui fût le premier langage d’intelligence artificielle.
Logo était conçu comme un outil destiné à améliorer chez les enfants la manière de penser et de résoudre les problèmes. Il permettait à l’enfant de découvrir et de créer ses propres outils pour résoudre un problème. L’enfant pouvait engranger ses outils et les combiner au fur et à mesure de leur maitrise et des complexités abordées. La demande était personnalisée pour chaque enfant apprenant, l’enfant pouvait se construire une boîte à outils selon son rythme d’évolution individuelle. Un petit robot, appelé la Tortue Logo, fut réalisé pour aider les enfants à la résolution de certains problèmes en les traitant dans l’espace. Un des objectifs principaux du groupe de recherche de la « Logo Foundation » était de renforcer la capacité d’acquisition de la connaissance. Papert insistait sur l’idée qu’un langage qui peut être appris par des enfants tel que Logo ne doit pas présenter de carences fonctionnelles pour des utilisateurs experts. Logo était une véritable intelligence artificielle à disposition des enfants.
Une fois par semaine, accompagnée d’instituteurs volontaires, Laurence mettait en œuvre les théories et le programme Logo de Papert. L’aspect éducatif et culturel de nos actions conduira la mairie de St Jean de la Ruelle à introduire un chapitre informatique, que j’ai défendu, dans la « Convention culturelle » qu’elle devait signer avec l’État.
Le centre X2000
Après plusieurs réunions avec les élus et quelques manifestations de démonstration, notre projet d’un centre informatique local se concrétisa dans le cadre de la Convention. L’année suivante nos activités nous conduiront à rejoindre le réseau national des Centres de micro-informatique X2000 et à nous intégrer au projet national du même nom dans le cadre du projet d’informatisation de la société française conduit par l’Agence de l’Informatique. Notre centre a été le troisième centre labellisé en France.
Il y avait un réel besoin de formation. Tous les stages que nous organisions étaient pleins. Entre les secrétaires inquiètes pour leur emploi, les jeunes qui découvraient l’ordinateur, les entreprises qui devaient former leur personnel et l’ouverture vers les nouveaux emplois il y avait beaucoup à faire. Nos week-ends étaient bien occupés. Malheureusement les engagements publics n’ont pas duré et quarante ans plus tard « la fracture numérique » est là malgré l’abondance des matériels en circulation. Les GAFAM dominent le monde et imposent leur loi. Ils totalisent en bourse 4221 milliards de dollars en 2019 et en 2023, parmi les dix premiers milliardaires on en trouve sept dans la l’informatique et les réseaux, tous américains.
Mais la population est toujours aussi inculte en matière d’informatique. Le micro ordinateur a fait sa place mais le plus grand nombre n’a aucune idée de son fonctionnement ou de ce qu’il pourrait vraiment en faire, pas plus qu’il n’a de connaissances sur le moteur à explosion malgré les 39 millions de voitures en France et les 1,5 milliard dans le monde. En régime capitaliste, ce qui compte ce n’est pas le progrès humain c’est de fabriquer et de vendre.
Le Centre régional de la chanson
Lors d’un atelier de l’AMARC une proposition d’activité avait été faite d’une opération de promotion de la jeune chanson francophone avec pour objectif de promouvoir une expression locale et originale adaptée au média radio. A mon retour en France, l’idée de la mise en place d’une banque de données sur la chanson française portée par le Centre culturel de St Jean de la Ruelle fait son chemin, avec le Centre X2000 pour les moyens techniques. En juin 1984, j’ai rédigé un avant projet puis un projet de création d’un centre spécialisé à Bourges. Le Centre Régional de la Chanson de Bourges soutenait ce projet qui fera l’objet d’une proposition de coopération à la Phonothèque Nationale, gestionnaire du dépôt légal qui se déclara favorable. Suite à la disparition du FIC (Fond d’Intervention Culturel) en 1985 le projet ne connaîtra pas son aboutissement par manque de financement.
En colocation à St Denis en Val
Lorsqu’il a fallu rendre l’appartement de la rue St Marceau nous avons décidé de chercher une maison en colocation avec Benoit et Nadine nos partenaires de RMPI. L’idée d’une colocation solidaire nous paraissait en accord avec nos convictions, plutôt anarchistes, de l’époque. En accord avec notre critique de la société et les circonstances, nous avons opté pour une maison avec jardin à St Denis en Val. Elle permettait de loger sept personnes et elle était à proximité de La Source où Bertrand et Fabienne poursuivaient leur scolarité au collège. Frédérique, en rupture avec le système scolaire sera déscolarisée à 16 ans pour tenter le brevet des collèges en candidate libre. Le système scolaire l’avait suffisamment fait souffrir pour que je prenne cette décision.
Notre organisation avait pour base le partage des tâches et des ressources, chacun apportant les ressources au collectif selon ses moyens et ses connaissances, une nouvelle expérience vécue en commun avec les enfants. Je ne sais pas à quel point ils l’ont appréciée, mais nous eûmes de bons moments et se fut une expérience humaine assez riche. Elle prendra fin lors de notre départ pour Gennevilliers en octobre 1984.
L’Université
En octobre 1982, après 15 ans de service à La Poste, encouragé par Laurence, j’avais décidé de reprendre les études dont j’avais été frustré et de renforcer ma formation générale par une maîtrise d’Université. Un texte qui datait du septennat de Giscard permettait aux fonctionnaires de prendre une année sabbatique pour études avec 80% de leur traitement. J’ai inauguré l’usage de la disposition pour la première fois en région Centre. Je me suis inscrit à l’Université de Paris 8 St Denis (ex Vincennes) pour une maîtrise en Sciences de la Communication, sur équivalence professionnelle, une manière de continuité des idées d’ouverture sociale et d’autogestion.
Mon passage par l’université sera un formidable accélérateur de développement personnel surtout sur le plan de l’écriture. Entre les rapports, projets et dossiers déjà rédigés, je n’avais pas eu l’occasion de faire des recherches avec rédaction de mémoires. L’université m’ouvrira ce champ nouveau.
Octobre 1982, c’est la rentrée universitaire. C’est « MA » rentrée universitaire ! Dans un premier temps il s’agit de choisir les cours qui m’intéressent ; tout m’intéresse mais il faut choisir. Mes choix se porteront naturellement sur des UV (unités de valeur) en lien avec la communication et la technologie. Puis c’est la découverte de ce monde étrange fait de professeurs d’Université, de maîtres-assistants et d’intervenants extérieurs, Outre l’apport en connaissances nouvelles et en méthodes, l’Université m’a permis de prendre la mesure de mon niveau d’autodidacte et d’accroître ma confiance en moi. Après mon ascension personnelle dans le monde professionnel avec l’informatique, je gravissais un nouveau degré. Je constatais que j’avais un niveau supérieur à ce qui m’était demandé, je n’eus aucun mal à obtenir la maîtrise. Le plus dur fut de la faire valider, l’intendance laissait beaucoup à désirer à Paris 8 St Denis.
Ma rencontre avec le Ceriam
En France, dès le début des années 1970, une équipe de chercheurs s’est organisée en SCOP entre Paris et Villeneuvette dans l’Hérault sur les questions des systèmes de l’information et de la communication en créant le Centre d’études et de réalisations informatiques, audiovisuels et multimédia (Ceriam). C’était une des première fois où on entendait parler de « multimédia ». Un des fondateurs de la SCOP, Jean-Claude Quiniou était auteur d’ouvrages concernant les NTIC (« Les cerveaux non humains », « Les ordinateurs, mythes et réalités », « Télématique, mythes et réalités », « Ordinateurs et marxisme »), ainsi que de nombreux articles. Je ferai plus tard la connaissance d’autres membres, Ghislaine Azémard (docteur en sociologie), Gérard Verroust (coauteur des Cerveaux non humains et spécialiste de l’hypertexte) ou encore Jean-Pierre Wojcik qui sera quelque temps maire de Ganges dans l’Hérault.
Jean-Claude Quiniou intervenait sur l’UV « Réseaux locaux et Vidéocommunication » à laquelle je m’étais inscrit. Après un cours magistral sur l’histoire des techniques, en référence à l’ouvrage de Bertrand Gille, et quelques conférences, il nous a informé qu’il travaillait par ailleurs sur une mission concernant le développement des réseaux câblés en France dans le cadre du « Plan câble » du gouvernement Mauroy. Ceux qui le voulaient étaient les bienvenus dans son équipe. Les autres étudiants, peu avertis sur la vie réelle et peu enclins à l’aventure, déclinèrent. Pour moi, c’était la continuité de mon expérience professionnelle, associative et sociale ; j’ai saisi la balle au bond avec l’idée de travailler sur des sujets qui prolongeraient mes activités orléanaises de radio, de micro informatique et de télématique. C’est ainsi que je me suis rapidement retrouvé sur le terrain, à Gennevilliers, intégré en tant que membre du Ceriam à un groupe de recherche comprenant certains de mes professeurs de l’Université.
Mon statut de collaborateur du Ceriam était non rémunéré, cela n’avait pas d’importance puisque j’avais mon salaire de la Poste. L’important était d’être dans un groupe de recherche et de poursuivre ma réflexion sur le 2ème stade de l’informatisation de la société avec le micro-ordinateur et le développement des réseaux de télécommunications performants, en attendant la 3ème ère de l’histoire de l’informatique, qui, selon Mark Weiser en 1988, sera « l’informatique ubiquitaire » ou la troisième ère de l’histoire de l’informatique. Elle succède à l’ère des ordinateurs centraux et à l’ère des ordinateurs personnels. Durant l’ère des ordinateurs centraux, un grand ordinateur était utilisé collectivement par plusieurs personnes. Dans l’ère suivante – celle des ordinateurs personnels – un ordinateur appartient et est utilisé exclusivement par une seule personne. Dans l’ère de l’informatique ubiquitaire, l’utilisateur a à sa disposition une gamme de petits appareils informatiques tels que le smartphone ou l’assistant personnel, et leur utilisation fait partie de sa vie quotidienne avec une interaction permanente, nous y sommes aujourd’hui.
A la fin de mon année sabbatique, en octobre 1983, je devais reprendre mes fonctions à la Poste. Je me suis mis à la recherche d’un point de chute intéressant et ouvert, en tant que fonctionnaire. Recommandé par certains de mes contacts du réseau X2000, je me suis tourné vers le Parc de La Villette en cours de mise en place ou encore, en tant qu’analyste des PTT, vers le Service d’études communes de La Poste et de France Télécom le SEPT. Ce Groupement d’intérêt économique créé en septembre 1983 entre la Poste et France Télécom avait ses locaux à Caen. Les études menées au SEPT portaient sur les cartes à mémoire, la sécurité, le courrier électronique (télécopie, formats de documents, échanges électroniques de documents, annuaires électroniques, e-mail). C’était tentant mais j’ai renoncé à aller à Caen. Je ne voulais pas me retrouver dans la situation des « turbo-profs ». C’est ainsi qu’on désignait les professeurs qui enseignaient à Caen et vivaient en région parisienne. Le projet de Parc de la Villette quand à lui n’avançait pas. Le SEPT né de la volonté de Louis Mexandeau maire de Caen et ministre des PTT ne durera pas, il a été dissous en 1996, les activités ont été reprises par le CNET, (Centre national d’études des télécommunications) de France Télécom, aujourd’hui devenu Orange Labs. Je restais attaché au Ceriam et au plan câble en fibre optique avec son avance de plusieurs décennies au plan technique et social. Plus tard le développement d’Internet me confirmera cette intuition.
Après quelques semaines de recherches infructueuses, j’ai été réintégré d’office à la Direction de la Prospective et des Affaires Internationales de la Poste (DPI). Je n’étais pas très satisfait mais je me réconfortais en pensant que j’aurais à participer au montage des dossiers tel que la mise en place de la micro-informatique à la Poste. Mais le travail à la DPI est rapidement apparu sans intérêt, il consistait surtout à valider des marchés d’achat d’ordinateurs, déjà actés. Je me suis alors retourné vers le Ceriam pour voir comment reprendre mon travail à Gennevilliers. Dans un premier temps j’ai cherché à être détaché au Ceriam via le CNET. Mon détachement devait se régler entre François Du Castel directeur adjoint du CNET et Alain Profit directeur de la DPI. Tous les deux étaient ingénieurs X Télécoms, ils se connaissaient bien mais le détachement d’une unité de travail ne va pas de soi. Les deux directeurs étaient dans une partie de « je te donne, tu me donnes », ça n’avançait pas beaucoup aussi ai-je décidé de forcer le destin. Le 1er janvier 1984 j’ai quitté mon poste pour me consacrer entièrement à mon travail au Ceriam. Mon raisonnement était le suivant, au bout d’une semaine ou bien on me rappelait et j’étais sermonné ou bien on m’oubliait et après plusieurs semaines il serait difficile de me faire revenir et de me sanctionner. Mon raisonnement s’avéra juste. Suite à une demande de la Direction de la Poste, François Du Castel me couvrira en juillet 84 par une lettre confirmant mon travail d’étude au CNET dans la préfiguration de la vidéocommunication dans le nord-ouest parisien. Ma situation s’est réglée fin 1984 par mon recrutement en tant que chef de projet à la mairie de Gennevilliers. Face à la coordination municipale nécessaire en matière de NTIC, la mairie créa à mon intention un poste de chef de projet comblé par mon détachement des PTT.
La bataille du réseau 1G
En octobre 2023 je me suis fait installer chez moi, au fin fond de la Touraine la fibre optique qui est arrivée dans nos campagnes installée par TDF (Télédiffusion de France) ce qui m’a beaucoup amusé. En effet, TDF a été un des principaux détracteur du Plan câble en fibre optique qui devait permettre d’intégrer en un seul système l’ensemble des réseaux de communication et par là même rendre caduque l’autonomie de TDF. A l’époque TDF misait sur le satellite relayé par un réseau coaxial de télédistribution. Il aura fallu 40 ans pour le câblage en fibre optique et le maigre triomphe de TDF sur la DGT depuis longtemps démantelée. Tout cela pour offrir plus de bande passante aux 1 880 000 sites existant dans le monde. Depuis 2020 et la Covid, l’expérience du télétravail a été un accélérateur pour la fibre, bientôt la France entière sera câblée en fibre optique et le cuivre sera un souvenir. Mais revenons à 1982 et au « Plan câble ».
Au printemps 1982, le gouvernement de Pierre Mauroy projette un renouveau de l’audiovisuel, après des années de contrôle de l’État. Le projet comporte un ambitieux programme de réseaux câblés en fibre optique. Le ministre des PTT Louis Mexandeau, chargé du projet, met en place trois groupes de travail, avec des gens de la DGT (Direction Générale des Télécommunications), de TDF (Télévision de France) et de l’audiovisuel. Le rapport du ministre qui en résulte est adopté en novembre 1982 par le gouvernement, sous le nom de « Plan Câble”. Les orientations en sont un niveau de raccordement devant atteindre le million de prises par an en 1987, des réseaux locaux à large bande d’architecture étoilée et utilisant la technique nouvelle des fibres optiques, des service « interactifs » s’ajoutant aux services classiques de télévision et une gestion des réseaux par des SLEC (Société locale d’exploitation du câble) établies par les collectivités locales avec leurs partenaires usuels, les compagnies des eaux notamment. La réalisation du projet est confiée à la DGT, en raison des services interactifs. La DGT s’organise, sous la direction du DG Jacques Dondoux, avec une délégation à l’audiovisuel, chargée des relations avec les SLEC, la DAII responsable des choix industriels et le CNET chargé des réseaux et des nouveaux services.
Le CNET entend le projet gouvernemental comme l’amorce d’un réseau national multimédia. François Du Castel directeur adjoint est chargé de la responsabilité du Plan Câble. Les nouveaux services font l’objet d’expérimentations à Gennevilliers avec sur le terrain Jean-Claude Quiniou et Raoul Sangla et à Montpellier avec Patrice Flichy et Béla Nogrady. Mais des difficultés vont bientôt mettre en cause l’ambition initiale du projet et son ampleur. Les réticences rejoignent les hésitations de la DGT, qui craint de financer un réseau exploité par d’autres, et celles des Directions régionales, pour qui l’audiovisuel est plutôt inconnu et les municipalités des interlocuteurs jusque là ignorées. Les réseaux eux-mêmes sont mis en cause pour le coût des techniques optiques. Les SLEC sont à l’origine d’autres problèmes, avec la prise de pouvoir des compagnies des eaux, à l’initiative de la CGE. Enfin la politique gouvernementale ne soutient guère le câble, en lançant simultanément les projets Canal + et satellites de télévision, qui s’attaquent à la même clientèle familiale.
Tous ces éléments conduiront à une réduction des ambitions initiales, avec de nouveaux réseaux plus classiques et moins performants et sans nouveaux services autres que de télévision usuelle. En 1986, le nouveau ministre Gérard Longuet accepte toutes les conditions de la CGE. C’en est fini, au moins provisoirement, des ambitions françaises dans le domaine du multimédia.
Gennevilliers, la préfiguration en action
« L’alliance entre les ingénieurs et les saltimbanques, entre les poseurs de tuyaux et les experts qui imaginent d’autres types de services et de programmes…»
Gennevilliers est une ville du nord ouest parisien dirigée par les communistes depuis 1934. Le fait de devoir travailler pour une municipalité communiste ne me gênait pas en raison de la réputation de personnalité du maire Lucien Lanternier. Lucien était un maire rénovateur critique de la direction du PC, en particulier depuis 1981. Il dénonçait régulièrement la gouvernance de l’URSS et écrivait des lettres de désaccord à Brejnev. Dans sa gestion municipale, il savait déléguer sans contrôle et ne réclamait des personnes qui l’entouraient que de la loyauté et non de la soumission. On sentait chez cet homme qui avait été résistant et s’était battu dans les maquis du Vercors avec la compagnie FTP 93/27 une grande humanité. Ma mission était de mener des actions en priorité à Gennevilliers en lien avec les collectivités locales du nord ouest parisien, pour créer les conditions sociales, économiques et culturelles du développement du câble et des Nouvelles Technologies de l’Informatique et des Communications.
Un débat animait les communistes, certains pensaient que les NTIC étaient le moyen de redéploiement du capitalisme, alors que Lucien Lanternier y voyait surtout le moyen de transformer sa ville. L’économie locale reposait sur l’industrie en perte de vitesse, en optant pour des activités du tertiaire on pouvait modifier la structure de la population. C’était en quelque sorte du municipalisme anarchiste contre du centralisme bureaucratique.
Chef de projet à la mairie
D’octobre 1984 à juin 1988, outre mon activité de chef de projet en informatique interne à la mairie, je dirige, avec le chef de cabinet du maire, les actions d’appropriation des NTIC sur tout le territoire de la ville, dans tous les secteurs. Je suis chargé de la mise en place de la micro-informatique interne à la mairie mais aussi de superviser les projets publiques sur le territoire. Que ce soit la télématique dans la cité sous l’angle économique et social, la création d’un centre informatique local X2000 ou l’installation de l’informatique dans les écoles avec le plan Informatique Pour Tous (IPT), toutes ces réalisations porteront ma marque. Des idées nouvelles seront mises en œuvre, telle qu’une expérience de messagerie sur Minitel pour l’office municipal de HLM avec la mise en place de TUC. Les travaux d’utilité collective (TUC) étaient un contrat aidé créé en 1984 sous le gouvernement de Laurent Fabius. Les jeunes recrutés étaient formés par le centre X2000 et assistaient les gardiens d’immeubles pour le maniement de l’outil informatique.
Ma vision du développement du réseau 1G passait par le vidéotex, un modèle pour l’interactivité. Elle était peu comprise à une époque où le réseau principal d’information était l’audiovisuel arrosé à partir d’un émetteur sans retour ni échange. L’objectif était de créer une dynamique autour de Gennevilliers pour montrer l’intérêt de la fibre optique interactive pour les réseaux de communication. De nombreux freins existaient, outre les communistes réticents, il y avait le système en place, conservateur et centralisateur, qui misait avec l’aide de TDF sur le câble coaxial suffisant pour distribuer la télévision.
La formation des jeunes
Dans la dynamique sociale du moment, avec l’association Gennevilloise pour l’emploi des jeunes et le centre X2000 nous avons ouvert une formation pour un groupe de jeunes que je supervisais pour le compte de la mairie. La formation a duré 18 mois pour des jeunes en rupture scolaire avec Laurence comme formatrice. Ils ont trouvé leur voie en devenant composeurs d’écrans vidéotex sur micro-ordinateur, animateur de services ou autres emplois en lien avec l’informatique. Le métier de composeur demandait des qualités de graphiste mais aussi une connaissance du réseau télématique lié au Minitel. La demande pour la composition d’écrans était importante en raison de l’explosion des services pour le Minitel. La chance de nos jeunes était leur faible coût salarial face des artistes ou des créateurs beaucoup plus gourmands. A la fin quasiment tous auront du travail, 3 CDI et 9 CDD sur 15 stagiaires. Pendant leur formation ils auront même remporté le 1er prix dans un concours national pour les services vidéotex avec « Animatel » un service pour le soin animal avec un horoscope chinois pour animaux. Le jury était présidé par Roland Moreno, l’inventeur de la carte à mémoire. L’idée générale de cette formation était que si une économie numérique se développait il devait y avoir de la place pour ces jeunes de faible niveau scolaire. La formation comportait une remise à niveau en français et en mathématiques. Cette formation expérimentale n’a jamais été reconduite depuis. Pour soutenir cette expérience j’avais mobilisé toutes mes connaissances et certaines du Ceriam. Jacques Dondoux Directeur de la DGT faisait officiellement partie du groupe de suivi et d’appui.
Dans le même temps, je développe en interne les projets télématiques et micro-informatiques nécessaires aux services de la mairie avec la mise en place d’un réseau Ethernet et d’un serveur de messagerie par Minitel. Pour mener à bien les actions extérieures je m’appuie sur la Maison des Jeunes des Grésillons, sur l’organisme de formation AGIPS et sur le Centre X2000. Je suis aidé par un emploi de secrétaire que je transforme à mi-temps en assistante de formation. En trois ans grâce à la dynamique du plan câble Gennevilliers passera sur le plan économique d’une ville dont l’activité principale relevait du secondaire avec ses emplois ouvriers à une ville prête pour le XXIème siècle et ses emplois de service
Le maire de Gennevilliers me laisse, sous le contrôle de son chef de cabinet, les coudées franches. En même temps que ma mission au sein de la mairie, je continue au côté du Ceriam, de participer à plusieurs autres opérations allant dans le sens de la consolidation du projet de Gennevilliers. Ce sera la préparation du jumelage avec le Québec, une mission d’étude autour d’une expérience de télévision locale à la Guadeloupe puis un séjour à la Réunion pour étudier le développement du réseau Transpac dans le cadre du projet STAR. Enfin, je porterai la parole de Gennevilliers jusqu’à Dakar avec ma participation à la Conférence Internationale pour l’Identité Culturelle de l’Institut France Tiers-Monde.
La charge de travail est importante mais je maîtrise bien la cohérence du projet global ce qui me permet d’éviter toute dispersion et d’avancer sans trop de mal. J’ai mon réseau d’assistance pour la réalisation des projets locaux avec un groupe, dont Laurence fait partie, réuni autour de X2000. Pour établir la validité du réseau 1G il nous fallait travailler tous les secteurs, sociaux mais aussi économiques.
Télémarket et Caditel avant Amazon
1983, mairie de Gennevilliers, nous sommes, avec le Ceriam en pleine recherche sur la façon d’occuper et de rentabiliser le réseau 1G en fibre optique. Le Minitel sert de support de réflexion car il est le seul terminal grand public interactif existant et distribué en grand nombre. Bien sûr on est loin du streaming et de la diffusion de masse d’images animées comme aujourd’hui, mais le fond reste le même, ce n’est qu’une affaire de développement technologique et de temps. Avec le Minitel, on disposait d’une architecture modèle avec serveur, terminal d’accès, réseau d’acheminement et contenus. Cela s’appelait la télématique, un Internet avant l’heure. Avec le réseau 1G en fibre optique et ses 1% de prises remontantes, on se projetait dans l’avenir.
C’est dans le cadre de nos recherches qu’est né, en 1983, entre Gennevilliers et Asnières, ce qui aurait pu devenir l’Amazon française : Télémarket. Dans les détours du plan câble, de nos conférences, de nos recherches et des expérimentations sur les NTIC, apparaît Christian Marchandise. De mémoire c’est un ex responsable des ventes dans l’alimentation. En participant à nos réunions sur le réseau câblé 1G en fibre optique avec voies remontantes et les contenus possibles, il a l’idée d’un service de courses et de livraison à la demande par Minitel. Le e-commerce est né. Il voit le premier l’opportunité de développer ce type de commerce à distance. La télématique est déjà présente avec le Minitel, on peut donc avancer. Il crée Télémarket en 1983 soit 11 ans avant la création d’Amazon. Le magasin Carrefour de Gennevilliers sera un de ses premiers fournisseurs pour les produits alimentaires. Christian Marchandise aurait pu être le Jeff Bezos européen, mais nous sommes en France et comme à notre habitude, nous avons les idées avant les autres mais nos instances dirigeantes manquent de détermination pour le développement économique et l’aide à y apporter. Trop en avance, Télémarket, après plusieurs mutations économiques, sera liquidé en juin 2013. Caditel est un autre service de vente et livraison à domicile également né à Gennevilliers, il aura le même sort que Télémarket. Les 3 Suisses et la Redoute, les grands du commerce à distance étaient bien frileux et s’accrochaient à leur catalogue papier. Je me souviens encore de mon seul et unique voyage à Lille. C’était pour tenter d’amener La Redoute vers le Plan Câble dans nos recherches de contenus. Hélas ils n’en étaient même pas encore à comprendre et à accepter le Minitel.
L’année 1983 fut aussi l’année du changement de cap de Mitterrand qui opta pour le libéralisme. On sait ce que deviendra le « Plan Câble » et les industries du futur. On laisse l’avenir numérique aux États Unis, à nous l’Europe, Aibus et l’aviation. La Covid et les problèmes de changement climatique, nous soulignent, 30 ans plus tard l’erreur, Amazon triomphe sur le Net et l’aviation de la mondialisation plonge. Quel raccourci extraordinaire!
Les Rencontres d’Aubervilliers juin 85
Ces « Rencontres » avaient pour objectif de faire le point au sein d’un colloque réuni les 7 et 8 juin 1985 par cinq communes de la Région Parisienne, Nanterre, Colombes, Gennevilliers, La Courneuve et Aubervilliers sous la présidence de Jack Ralite ancien ministre et maire d’Aubervilliers. Le colloque avait pour objectif d’étudier les principales questions que posait le Plan Câble. Où en est-on ? Pourquoi la filière optique ? Pourquoi un taux de pénétration à 100% ? Quels sont les coûts ? Une ville peut-elle y parvenir ? Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics ? Les publics, les besoins, les nouveaux professionnels, la qualité, le timing, tous les points ont été abordés en 2 jours de travail.
J’étais un des deux rapporteurs de l’atelier « Interactivité et Vidéocommunication ». que François Du Castel présidait, l’autre rapporteur était Philippe Quéau directeur de recherche sur la télévirtualité à l’INA. J’ai pu mesurer à cette occasion la méconnaissance de nombreux participants sur ces notions qui allaient avoir une si grande importance dans les années suivantes avec l’invention de l’Internet.
L’interactivité à laquelle nous réfléchissions à Gennevillers n’était pas que technique , elle était aussi sociale, avec la possibilité de participation des citoyens au processus de production et de création..Dans notre atelier, quelqu’un avait dit qu’il n’y avait pas d’exemple d’interactivité. C’était faux, il y avait le téléphone et la télématique donc déjà des possibilités d’échange même si elles étaient limitées. Nous travaillons à ce qu’il était possible de faire immédiatement car l’interactivité cela s’apprend. Il fallait se servir d’un existant suffisamment motivant. Le choix s’était porté sur la microinformatique couplée au réseau. Des expériences ont été montées avec la maison des jeunes. Ces expériences porteuses et ont su intéresser un nombreux public de jeunes. Ensuite, il fallait passer de l’informatique à la communication. Ce sont jeunes eux-mêmes qui en firent la demande. A partir du moment où ils faisaient des programmes, ils avaient envie de les faire connaitre à d’autres sites ou quartiers, donc de communiquer. Il y avait un axe de progression avec l’ouverture de l’annuaire électronique dans la commune et la mise à disposition du minitel gratuitement pour les foyers, dans une montée en charge progressive.
Nous aurions pu en rester à la conception habituelle de la diffusion avec la mise en place d’un serveur sur un mini ordinateur avec un journal constitué des informations locales et diffusion de ces informations (prises dans la presse locale) que les gens viendraient chercher. La stratégie adoptée a été différente. Plutôt que d’investir dans un mini-serveur d’un coût de 2 millions de francs à l’époque, nous avons préféré investir dans des micro-serveurs et faire en sorte qu’il y ait participation de la population dans des lieux ouverts à la création de l’information. Des sites micro-informatiques de quartier ont été mis en place, ils servent à la fois aux écoles et aux associations comme à divers partenaires hors du temps scolaire. Ces sites sont constitués de telle manière qu’ils peuvent à la fois avoir un usage informatique et être des lieux de constitution de pages écrans à télécharger sur un serveur. C’était un exemple de ce qu’on pouvait faire en matière d’apprentissage de l’interactivité sociale.
Dans le plan gouvernemental pour l’informatique scolaire, il n’y avait pas d’argent pour la télématique, pourtant la télématique au plan du quartier pouvait fonctionner sur le réseau commuté et ça ne coûtait pas très cher. Cela ne remplissait pas autant les caisses de la DGT que le système du kiosque mais pour des applications type apprentissage on pouvait avancer. Les télécommunications n’y étaient pas défavorables dans la mesure où cela fait partie d’une montée en charge vers les réseaux de vidéocommunication. Si la population ne pouvait pas s’approprier ces techniques déjà opérationnelles et leur mode de fonctionnement, pas plus que la demande de réception et d’échange avec un site centralisé, comment penser qu’ultérieurement elle se familiariserait facilement avec de nouveaux services, dont la télématique était le point de départ
Et la famille dans tout cela
Frédérique et Fabienne nous ont suivis rejointes un an plus tard par Bertrand pour son année de terminale. Frédérique est inscrite dans une école d’art et de design à Paris. Bertrand est inscrit au lycée Carnot, meilleure option pour les études qu’il a choisi de faire à Paris. Fabienne intègre le collège Guy Mocquet. Dans cette période nous n’avions pas de voiture, inutile à Paris. La location au weekend nous permettra quelques incursions en Normandie ou en Angleterre. Assez rapidement, Frédérique décidera de nous quitter pour vivre en couple. L’année suivante, pour lui éviter des temps de transport, nous installerons Bertrand à Paris rue Monge dans un appartement partagé avec un camarade de classe. Fabienne poursuivra sa scolarité au lycée Auguste Renoir à Asnières jusqu’à notre départ pour les Cévennes. En 3ème, au collège, elle se distinguait par ses résultats, elle est donc orientée comme les meilleurs de sa classe vers le lycée d’Asnières réputé pour ses bons résultats au bac. Les autres élèves sont dirigés vers Argenteuil. C’est cela la ségrégation par le mérite. A la fin de sa seconde les résultats sont en baisse, le proviseur nous convoque, Fabienne et moi, avant le conseil de classe pour nous dire qu’à son avis elle doit aller en G3. Ce n’était pas notre choix, la rencontre fut tendue mais nous maintiendrons le choix vers un bac C. Le conseil de classe nous a suivi pour cette orientation ce qui nous vaudra un second rendez-vous à la demande du proviseur. J’y suis allé seul. A mon arrivée il m’interpelle en me demandant pourquoi Fabienne n’est pas venue. Il aura droit à cette réponse : « Vu le spectacle donné par notre premier rendez-vous, je n’ai pas jugé utile de lui imposer à nouveau nos désaccords. » « Alors nous n’avons rien à nous dire m’a-t-il répondu. ». J’étais d’accord et je suis parti. En 1990, Fabienne a réussi un bac C cévenole au Vigan.
Mes pérégrinations
Le Québec
Mon premier contact avec le Québec date de ma participation à l’Assemblée Mondiale des Radios Communautaires (AMARC) en 1983. La découverte, grâce à l’Office Franco-Québécois pour la Jeunesse (OFQJ), de ce pays nord américain qui « cause » français m’a enthousiasmé. Pour maintenir les liens j’ai poursuivi en organisant l’année suivante le voyage de Laurence, Frédérique, Nadine et Chantal au nom d’X2000 St Jean de la Ruelle. Le voyage financé par l’OFQJ s’est fait sous les auspices de la direction départementale Jeunesse et Sports d’Orléans sur le thème des Nouvelles Technologies de l’Informatique et de la Communication.
Mon second voyage à Montréal, sous l’égide du CNET, sera organisé et à nouveau financé par l’OFQJ, je le partage avec Xavier Delcourt dans la préparation de son livre « La culture contre la démocratie ». De mon côté j’en profite pour approfondir ma connaissance du Québec en matière de recherche sur les moyens de communication en lien avec l’Université du Québec à Montréal. A cette occasion, une conférence expérimentale aura lieu entre deux sites distants pour tester la vidéo communication et la téléconférence.
A titre anecdotique, compte tenu du prix important des hôtels et de la modestie des crédits mis à notre disposition par l’OFQJ, nous avons dû rechercher l’hôtel le moins cher. C’est là que cela devient drôle. Nous logions dans un hôtel de passes. Nous avons découvert cela lorsque l’hôtelier nous a dit venir de Paris où il avait un établissement place Banche et lorsqu’il nous a vanté les mérites des matelas à eau pour la clientèle de jour.
Lors de mon installation à Gennevilliers, j’ai poursuivi les contacts soutenu par le Ceriam intéressé par l’expérience du câble au Québec. J’ai œuvré pour favoriser un jumelage sur le thème de la communication entre Gennevilliers et Montréal dans le cadre des villes jumelées. Le maire de Montréal n’avait aucun jumelage car il disait que sa ville n’était comparable à aucune autre. Il fallait trouver un autre plan.
Grâce à mes contacts, avec une association du quartier Hochelaga-Maisonneuve, la « Puce Communautaire », nous avons connu Louise Harel députée indépendantiste et élue pour le secteur. Celle-ci, après un échange téléphonique avec Lucien Lanternier a vu tout l’intérêt d’un tel rapprochement international pour son activité indépendantiste. Elle est venue en visite en mars 1985 avec une délégation de représentants d’organismes du quartier. Cela a débouché sur un «Jumelage Médiatique» avec l’approbation du Ministre des Communications du Québec en 1992.
Hochelaga-Maisonneuve est un quartier situé à l’est du centre-ville de Montréal. C’est un quartier populaire, ouvrier et francophone. C’est aussi le port de Montréal. Ces éléments en faisaient un excellent partenaire pour Gennevilliers dont le port est souvent considéré comme le port de Paris. J’ai accompagné Lucien Lanternier lors de son voyage de premier contact avec le quartier. Des échanges pour les élus, les écoles et les structures associatives ont été organisés.
C’est pour inaugurer ces échanges que j’ai organisé à La Défense la première communication transatlantique par micro-ordinateur entre la Puce Communautaire et le Babillard électronique (centre X2000) de Gennevilliers. Pour cet échange je m’étais procuré un NUI (Numéro d’Utilisateur International) qui a cette époque était habituellement réservé aux échanges boursiers. Rien n’interdisait de l’utiliser autrement. Il permettait d’avoir une ligne transatlantique directe pour communiquer d’ordinateur à ordinateur.
La place « Gennevilliers la Liberté » dans le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve à Montréal témoigne encore aujourd’hui de ce rapprochement.
Le Sénégal
La 4ème Conférence Internationale pour l’identité culturelle s’est tenue à Dakar du 15 au 17 mai 1985. Le texte introductif à cette conférence indiquait : «Notre monde est engagé dans une révolution de l’information et de la communication sans précédent dans son histoire. Si cette révolution peut menacer l’existence même de civilisations entières, elle peut, au contraire, nous offrir le moyen de développer et d’enrichir toutes les cultures humaines dans leur irremplaçable diversité.». Cette conférence à réuni 21 pays et 115 participants. Je faisais partie des intervenants au nom de la ville de Gennevilliers sur le thème «Enseignement et popularisation de l’informatique une nouvelle alphabétisation». Avant moi Daniel Gras, conseiller pour la politique informatique auprès de Jean-Pierre Chevènement alors Ministre de l’Éducation Nationale, avait exposé la politique mise en œuvre pour l’introduction de l’informatique dans l’enseignement primaire et secondaire. Grand chantre de la méritocratie républicaine, sans soucis pour «les sauvageons» des banlieues Chevènement pensait surtout que les petits français devaient apprendre l’informatique comme leurs ancêtres ont appris à lire et à écrire pour servir les usines. Mon approche, très différente, s’appuyait sur le travail fait avec les jeunes de Gennevilliers et les possibilités de formation aux nouveaux métiers de l’informatique. Un autre objectif particulier me tenait à cœur, c’était d’essayer de faire revenir en France Djibi, un jeune sénégalais de notre stage, expulsé faute de papiers en règle. Djibi nous avait bien prévenus que ce serait difficile mais j’ai dû constater que c’était impossible. Il y avait un trop grand décalage de pratiques culturelles et sociales entre la France et le Sénégal. Je devrai renoncer malgré les contacts avec le Consulat. La dernière chose que je ferai pour Djibi sera de lui donner mon ordinateur portable acheté à Montréal, on reste dans la francophonie.
Mon intervention portait sur la mise en œuvre et les résultats de la formation de « composeurs vidéotex » avec un public de décrocheurs et sur l’introduction de l’informatique à tous les niveaux d’une ville industrielle comptant 33% d’immigrés avec la création d’ateliers populaires et de centres de ressources de quartier. J’évoquais en passant le cas de Djibi un jeune sénégalais obligé de revenir au Sénégal car ses papiers n’étaient pas en règle comme une possibilité de co-développement. Je proposais l’organisation d’un système de jumelage et de collaboration des clubs et centres de formation à l’informatique entre pays (échanges, communications et parrainages), en particulier avec les pays d’origine des jeunes migrants. L’expérience menée et aboutie avec le Québec francophone pouvait servir de référence. J’étais naïf de voir dans la francophonie un acte de solidarité. Il n’y eut pas de suite et Djibi demeura dans son pays après avoir goûté à la modernité et au manque d’hospitalité de la France socialiste.
Le livre tiré du Rapport MacBride publié en 1980 « Voix multiples, un seul Monde » parle du nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. La controverse entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, est le thème central de l’ouvrage. Les auteurs passent en revue les déséquilibres, les disparités, les déformations de l’information selon les pays, pour en venir à la question fondamentale :
« A quelles conditions une information transmise à sens unique et monopolisée par ceux qui détiennent le pouvoir (pouvoir fondé sur le savoir, pouvoir de l’argent ou pouvoir tout court) pourrait-elle se transformer jusqu’à s’élargir aux dimensions d’une véritable communication démocratique fondée sur le dialogue de tous avec tous. »
Aujourd’hui, malgré le développement d’Internet, cette question se pose dans de nombreux pays et en France même.
La Guadeloupe
Articulées aux cinq journées d’exposition et de conférences du 2ème Forum de la Communication à Pointe à Pitre le Ceriam a organisé le programme Technocom. Il s’agissait d’une rencontre entre des spécialistes et experts des télécoms, de l’informatique, des télévisions et des médias, et d’autre part des professionnels des secteurs d’activités, publics ou privés concernés par les nouveaux outils.
Dans ce cadre une première initiative de télévision locale « Télé-Caraïbe » était prévue. Le Président de la Région Guadeloupe, Félix Proto voulait faire comprendre que sa région n’avait par le droit de rater le train du futur en matière de communication. Il s’agissait de se situer à l’opposé du développement des télévisons pirates locales dont l’offre ouvrait la porte à des programmes satellitaires d’origine nord américaines ou en langue espagnole avec des émissions locales bricolées par des équipes formées sur le tas. Pour mener à bien son programme la région avait fait appel à des professionnels confirmés, le réalisateur Raoul Sangla et le journaliste Guadeloupéen Michel Reinette. Le programme devait débuter le 22 décembre et être suivi par une enquête d’audience par moi et Jean-Marc L, universitaire à Paris VIII St Denis. C’est ainsi que je me suis retrouvé en décembre 1986 à Pointe à Pitre sous un soleil tropical pendant qu’il neigeait sur Paris. Je mets de côté les péripéties politiques dont on pourra suivre la trace dans les articles de journaux de l’époque pour narrer mes aventures guadeloupéennes. C’était une vraie aventure, le programme de diffusion était retardé par différentes manœuvres tel que refus d’autorisation à émettre ou le blocage du matériel par les douanes ce qui a décalé la mise en place de l’émetteur.
Toujours attentif au développement local de l’interactivité et des NTIC, j’avais emprunté à la société Courtoisie des logiciels pour une démonstration sur le salon du potentiel des serveurs locaux d’applications pour le Minitel. J’avais choisi avec l’aide de la région une petite société locale à qui apporter la formation et le soin de tenir le stand de démonstration. Ce sera l’occasion de ma première leçon guadeloupéenne.
La veille de l’ouverture du salon je me rends chez mon contact. En arrivant à l’heure pile, je vois sortir un homme des bureaux. Mon instinct me dit qu’il doit s’agir de mon contact. Gagné, la secrétaire me dit qu’il s’est absenté et va revenir bientôt. Je le vois revenir dix à quinze minutes plus tard, le temps qu’il boive tranquillement un café. Nous échangeons quelques civilités et nous sortons pour aller chercher les logiciels. C’est alors qu’il s’avise que j’ai un véhicule. Il me dit tout net qu’il a enfermé les clés de sa voiture à l’intérieur de celle-ci et me demande si je peux l’aider à emporter son matériel à l’exposition. J’accepte et le matériel est chargé dans ma voiture. Je m’attends alors à ce qu’il vienne avec moi. Ce n’est pas ce qu’il a prévu. Il me donne le numéro du stand et me dit qu’une secrétaire est présente sur place. Merci et bonne journée. C’est aussi ça la Guadeloupe. A la suite de l’exposition ce « responsable » insistera pour que je lui laisse les logiciels qu’il payera plus tard. Inutile de dire que je ne voulais pas prendre le risque que Courtoisie ne soit jamais payé. J’ai donc décidé de les vendre sur place moi-même. C’est ainsi qu’a été mis en œuvre le premier serveur Minitel au port Autonome de Pointe à Pitre sous couvert de la société Datasoft. La société Datasoft pouvait s’enorgueillir de l’installation, la société Courtoisie d’une référence aux Antilles et moi de la satisfaction d’avoir réussi l’improbable. Il suffisait de comprendre rapidement le fonctionnement local pour ne pas y laisser des plumes.
Aventure à La Soufrière
En raison des difficultés de douane, après avoir récupéré son matériel dont l’émetteur, il s’agissait pour le responsable technique de rattraper le retard par un travail de forçat épuisant avec des journées sans interruption. Ce responsable était un électronicien originaire de la Métropole. A la suite d’une longue journée de travail, il est rentré chez lui en oubliant sa valise d’outils sur place à la Soufrière dans un espace où se trouvaient tous les émetteurs de l’ile. Pour mon séjour j’avais loué une voiture car sans voiture à la Guadeloupe les déplacements sont compliqués et les possibilités de visite limitées. Je me trouve donc à me rendre chez lui à ce moment là. Devant son quasi épuisement, je lui propose de me rendre sur la Soufrière distante de soixante kilomètres, en compagnie de sa femme pour identifier et récupérer la valise d’outils électroniques de forte valeur.
A notre arrivée, nous découvrons un remue-ménage inhabituel sur ce site sauvage et inhabité. Il y a des voitures de police et un hélicoptère qui survole la zone. Nous garons notre voiture sur le parking en aval du site d’installation des émetteurs et nous avançons. Nous sommes bloqués par la gendarmerie à une centaine de mètres avant d’arriver. Les gendarmes nous interrogent pour savoir où nous allons. Nous leur expliquons que nous venons récupérer une valise d’outils. Ils nous demandent si c’est bien celle que nous apercevons ; oui c’est elle. Bon, disent-ils vous pouvez y aller mais nous vous demandons d’ouvrir la valise avant de redescendre. Sans très bien comprendre nous nous exécutons. Au retour les gendarmes nous interrogent. De quoi s’agit-il comme activité ? Quels sont les noms de nos parents? Etc. C’est là que je commence à comprendre que les gendarmes ont mis en mouvement tout cela par peur d’une tentative d’attentat visant les émetteurs de télévision et de télécommunication. J’ai sûrement trouvé place pour une nouvelle inscription dans les fichiers des Renseignements Généraux à cette occasion. J’ai probablement aussi commis une imprudence car si la valise avait été trafiquée je ne serai pas là pour le raconter.
Durant les années 80, plusieurs attentats à la bombe ont eu lieu à la Guadeloupe à l’occasion d’une lutte intense entre les indépendantistes guadeloupéens et le gouvernement français. A cette époque, Luc Reinette qui est une figure emblématique revendiquait la violence comme mode d’action avec ses mouvements, le groupe de libération armée (GLA) puis plus tard l’alliance révolutionnaire caraïbe (ARC).
Leçon de vie aux Antilles
Un soir un repas offert par la région était prévu dans un restaurant. Nous sommes une quinzaine de personnes pilotées par la secrétaire du Président Proto. Nous nous présentons à l’heure prévue. Le réceptionniste nous déclare avoir oublié la commande. Il n’y a pas de table réservée et c’est complet. Nous étions près à repartir, mais la secrétaire reste là sans bouger. Nous lui demandons ce qu’elle fait. Elle nous dit « je négocie ». Au bout d’un moment devant cette négociatrice et ses invités, le réceptionniste revient. Est-ce que ça ira en mettant en place une installation de fortune mais où tout le monde sera assis et servi ? Avec notre aide la table est montée. C’est cela la « négociation à la Guadeloupéenne », ne pas brusquer les choses et attendre que l’autre se sente concerné et agisse en conséquence.
Le 31 décembre était organisée à la préfecture une réception à laquelle j’étais convié avec les autres organisateurs. Pour me rendre à cette réception, j’avais donné à nettoyer le seul pantalon en coton présentable de ma garde-robe. Avant la fermeture je me rends au pressing pour récupérer le dit pantalon. A ce moment je découvre qu’il a bien été lavé mais pas repassé. Le commerçant me dit qu’il est trop tard car il ferme, il m’invite éventuellement à revenir deux jours plus tard. Que faire ? Je ne peux pas aller à la soirée avec un pantalon froissé. En revenant vers mon logis, j’avise un homme qui est entrain de repasser devant sa maison. Je me dis qu’il doit pouvoir me dépanner. Je lui demande si contre paiement il veut bien repasser mon pantalon. « Je ne suis pas repasseur me dit-il, je suis couturier. » C’est alors que me vient l’idée de la négociation à la Guadeloupéenne observée au restarant. Je croise les bras et je lui demande doucement : qu’est-ce qu’on fait ? Le bonhomme réfléchit et me dit, « Vous savez repasser ? » Oui ! « Alors prenez le fer et faites ». C’est ainsi que j’ai repassé mon pantalon dans la rue à Pointe à Pitre. J’ai remercié mon couturier et je lui ai laissé un petit dédommagement pour le service du fer à repasser. Nous nous sommes quittés en bonne intelligence et avec le sourire, ça le valait bien.
La Guadeloupe est une ile magnifique où nos plantes d’intérieur sont des arbres, les poissons des nuages multicolores et l’eau de l’océan à une température idéale. Je conseille le déplacement et aussi d’apprendre la patience.
La Réunion
Après la Guadeloupe j’ai fait un voyage d’étude à La Réunion. Une ile aussi mais très différente. La population de La Réunion est très métissée, elle est composée de populations issues de Madagascar, de l’Est de l’Afrique continentale, de l’Ouest et du Sud-Est de l’Inde ainsi que du Sud de la Chine notamment de Canton et d’Europe. Au point de vue politique l’ile est très marquée par la famille Vergés et le parti communiste réunionnais (PCR). La politique chez les Vergés fait partie de leur ADN comme nous le dira Paul Vergés au cours d’une soirée détente. Les enfants apprennent la politique sur les genoux de leurs parents qui les emmènent dans toutes leurs réunions. Du point de vue de l’organisation on est assez loin de ce que j’avais connu à la Guadeloupe. La semaine passée sera une semaine de rencontres intéressantes mais qui ne déboucheront sur aucun projet.
A l’occasion de mon investissement pour Les Soulèvements de la Terre, j’ai découvert la politologue et militante féministe Françoise Vergès ; la politique n’a pas quitté la famille. L’ile est magnifique et ses paysages volcaniques sont grandioses. La variété de population et des religions permettait des rencontres étonnantes. On passe d’un mariage indien à une fête chinoise en quelques rues.
La présidentielle de 1988
Le président sortant, François Mitterrand, brigue un second mandat, se présentant au suffrage tout de même pour la quatrième fois, un record. Durant son septennat, la gauche a réussi à gouverner sur la durée alors qu’elle avait échoué par le passé, notamment du temps du Cartel des gauches et du Front populaire. Son mandat a néanmoins été marqué par le « tournant de la rigueur », avant que la droite ne remporte les élections législatives de 1986.
Le scrutin de 1988 est marqué par le score élevé du candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen, qui frôle les 15 % avec un discours anti-immigration, déjà. C’est aussi l’émergence des écologistes avec Antoine Waechter candidat des Verts qui obtient 3,78 % des suffrages exprimés, arrivant derrière André Lajoinie, candidat communiste officiel et devant Pierre Juquin, communiste rénovateur. Au global les communistes arrivent à un total de 8,9%, ce qui est pour eux un très mauvais score. Le navire est en perdition sous la direction de Georges Marchais qui restera en place jusqu’en 1997.
Pierre Juquin
Représentant au PC le courant « rénovateur », il entre publiquement en désaccord avec la direction à l’occasion du XXVe congrès de février 1985. Il propose une orientation nouvelle pour le parti et la gauche : « Le socialisme sera autogestionnaire ou ne sera pas ». Il n’est pas réélu au bureau politique, mais reste membre du comité central et se voit confier la direction de la section de l’action pour la paix et le désarmement.
Il démissionne du Comité central en juin 1987 en déclarant vouloir travailler pour la naissance d’un nouveau mouvement capable de rassembler les sympathisants de gauche ne se reconnaissant pas dans le PCF ou dans le PS. Il est finalement exclu du PCF en octobre 1987, après avoir annoncé se présenter comme candidat à l’élection présidentielle de 1988. Il est soutenu par le PSU, la Ligue Communiste Révolutionnaire, la Fédération pour la gauche alternative et une minorité des militants de SOS Racisme. Il est le porte-drapeau d’un mouvement où cohabitent d’anciens membres du PCF, des trotskistes, des écologistes et des inorganisés.
A Gennevilliers se constitue rapidement un comité de soutien à Pierre Juquin auquel je me rallie par choix politique national et local. Au plan national j’estime que François Mitterrand a trahi son engagement en 1983 en se ralliant au libéralisme de Thatcher et Reagan et à l’austérité. Politiquement, au plan local, je me sens proche de Lucien Lanternier qui critique la direction du PC et son Secrétaire Général Georges Marchais à qui il reproche d’être allé, de façon consentante, travailler en Allemagne durant la deuxième guerre mondiale, position définitivement jugée inacceptable par les communistes résistants.
Lucien soutient en sous-main la candidature de Juquin. Il refusera d’être à la tribune lors d’un meeting de Lajoinie, candidat officiel du PC à Gennevilliers. En conflit depuis 1982 avec la direction fédérale des Hauts-de-Seine il sera, après les élections, conduit par la direction du PC à démissionner de son poste de maire. Lucien Lanternier céda son siège de maire de Gennevilliers à Jacques Brunhes en 1987.
Changement de style à la mairie
Jacques Brunhes avait le profil d’un apparatchik classique d’un PC retranché derrière le centralisme démocratique de type léniniste et les liens de subordination à Moscou. C’est la fin de l’aventure Gennevilliers la ville tournée vers le progrès et prenant en compte le changement en cours avec les NTIC. C’est pour moi un double désaccord qui me pousse à partir. Tout devient figé dans ce système de style stalinien. A titre anecdotique je me souviens d’un dossier adressé au cabinet du maire pour une avancée technique qui avait été enterrée. Après plusieurs semaines je proteste et demande des explications, le cabinet me répond qu’ils ont perdu le dossier. Qu’à cela ne tienne, il suffit que je le réimprime, mais avant, j’avais changé quelques mots qui ne modifiaient pas le sens mais pouvaient me permettre de voir si mon dossier était vraiment perdu. Le maire se prononça sur le premier dossier soi-disant perdu.
En janvier 1988, je décide de quitter mon poste de chef de projet à Gennevilliers, le travail avec un communiste aux méthodes staliniennes n’est pas supportable. Le climat à la mairie devient difficile pour moi comme pour quelques autres. Certains rentreront dans l’ordre tel que le médecin chef du Centre de santé municipal avec lequel j’avais des rapports professionnels et amicaux. De plus le « Plan Câble » est à l’agonie, abandonné par le PS. L’essentiel est fait en matière d’informatique municipale et de télématique. Après une période de foisonnement, on entre dans une période de gestion médiocre avec un modèle que je n’apprécie pas. Il est temps de céder la place. Exclu du Parti Communiste par la section locale qui y tenait, bien que mon adhésion soit inconnue des militants locaux, et sans le soutien du maire Lucien Lanternier, je n’ai pas d’avenir à Gennevilliers. En recherche d’une alternative qui me dispense de revenir aux PTT, je participe à la création de deux sociétés, Vitcom SA avec Gilles ancien chef de cabinet dans la même barque que moi et Axone VTI une Sarl avec Alain le directeur du centre X2000. Après quelques temps, Gilles prendra en main Vitcom et Alain deviendra gérant d’Axone. Ni l’un ni l’autre ne m’offrent de perspectives car c’est un peu sauve-qui-peut, même si nous conservons de bons rapports.
Ayant quitté la mairie, dans un premier temps, je rejoins la société Courtoisie dont le fondateur est Roger Courtois, futur PDG de Wanadoo qui deviendra Orange. Celui-ci m’apprécie beaucoup depuis notre complicité dans le réseau X2000 à St Jean de la Ruelle, le travail fait à Gennevilliers, et mon voyage à la Guadeloupe. Il connaît aussi mes relations avec François Du Castel qui a été son mentor pour le lancement de Courtoisie. Ma présence dans sa société et mon esprit d’innovation donneront à Roger Courtois l’occasion de créer la première carte multi-modem qu’il appellera par reconnaissance la carte 4 MARC (4 Modem A Réseau Commuté) dont 10 000 exemplaires seront vendus à la compagnie Bull. Cette carte permettait de créer un serveur Minitel à quatre accès simultanés sur PC sans avoir à empiler quatre boitiers modem.
Mi juillet 88, Laurence et moi décidons de nous lancer dans l’aventure de l’entreprise. Nous avons plein d’idées innovantes à exploiter. Nous avons le soutien de la société Courtoisie pour une mise de fond en capital et nous avons un lieu pour notre siège, notre maison à Laroque dans l’Hérault. Une nouvelle aventure de vie nous attend.
L’aventure cévenole
Nos randonnées dans les Cévennes avec notre petite tribu nous ont fait aimer cette région. C’est ainsi qu’en 1986 nous avons décidé d’y acheter une maison pour avoir un lieu où poser nos affaires. Au cours du premier trimestre de l’année 86 nous avions adressé quelques dizaines de lettres aux agences immobilières. Nous avions reçu des réponses et pris des rendez-vous pour le mois de mars afin d’aller visiter quelques offres.
C’était la fin de l’hiver, sur les plateaux il y avait encore de la neige. Pendant une semaine, nous avons visité plusieurs offres mais rien ne nous convenait, trop cher, trop isolé ou pas à notre goût. Nous allions repartir déçus, lorsque le dernier agent immobilier à Ganges nous déclara : « Je ne vais pas vous laisser repartir comme ça. J’ai peut-être quelque chose qui peut vous intéresser, il s’agit d’une maison de famille, inhabitée depuis longtemps. Il y a des travaux à faire mais ça peut vous convenir ». C’est ainsi que nous nous avons opté pour la maison du cousin au 9 de la rue des Barrys à Laroque.
C’est une magnifique bâtisse dont la cour donne sur une grande place. Il y avait du travail mais le prix était modeste. Elle comprend trois niveaux avec une cour de 80m2 environ au sol couverte de lierre que nous enlèverons plus tard à la barre à mine. Au rez-de-chaussée une cuisine, une salle à manger donnant sur une petite pièce, la cloison de séparation sera abattue en une nuit quand je me déciderai à l’attaquer pour faire une grande salle à manger. L’opération était risquée car rien ne me disait que la cloison n’était pas porteuse. Au petit matin, il y avait un tas de gravats et le plafond ne m’était pas tombé sur la tête. Au premier étage trois chambres et une salle d’eau avec douche. Au deuxième étage une grande pièce aménagée pour faire la fête par des jeunes qui avaient squatté jadis, une très petite pièce et une salle de bain. Les travaux importants porteront sur la toiture, le chauffage et l’installation d’une grande baie vitrée donnant sur un magnifique escalier en pierres. Dans la cour que nous transformerons plus tard en jardinet il y avait un puits. Les deux premières années la maison sera notre résidence d’été.
Le village de Laroque est un village médiéval dominé par les restes d’un château avec donjon auquel est adossée une chapelle. La partie la plus ancienne du bâtiment est datée du XIème siècle, elle correspond à l’ancienne chapelle castrale. Du premier âge roman, elle est bâtie en petits moellons de pierre taillée au marteau à joints épais. De dimensions réduites, elle sera trop exiguë pour une population croissante et dès la fin du XIIème siècle, une nouvelle église, plus vaste, sera construite hors les fortifications en bordure de l’Hérault et placée sous le vocable de Sainte Marie-Madeleine. Une fois passé le château après quelques centaines de mètres c’est la montagne, ce sera notre lieu de promenade quotidien avec nos chiens.
Le 30 juin 1988, sur ma demande, c’est la fin de mon détachement à Gennevilliers. Après quelques mois de salariat chez Courtoisie en tant que conseiller spécial du président, en octobre j’ai rejoint Laurence à Laroque pour créer «Eleis» (Entreprise languedocienne d’électronique, d’informatique et de service), Sarl au capital de 100 000 francs. C’était une manière de tester un nouvel état en passant du salariat à l’entreprenariat. Nous n’avions pas d’argent d’avance. J’ai écrit à mon père pour lui dire que je voulais faire changer la famille de statut, il m’a prêté cinq mille francs pour abonder mon capital sans vouloir participer directement en tant qu’actionnaire. Notre apport a été constitué par le rachat des droits Assedic. Le reste du capital a été trouvé par des prêts familiaux du côté de Laurence et pour 45% par la société Courtoisie contre une promesse d’achat de logiciels. Le nom de la société a été trouvé par Laurence, « éléis » est un mot qui désigne aussi un palmier à huile.
De 1988 à 1991 nous allons habiter notre maison en la rénovant. C’est là, qu’avec Fabienne et nos deux chiens, Laurence et moi attendrons l’arrivée de notre premier fils Pierre, un rayon de soleil de plus dans ce midi qui n’en manque pourtant pas.
Au début 1989 et pendant quelques mois, nous avons loué un local à Ganges. C’était une ancienne boutique d’une seule pièce au plafond voûté. Nous l’appelions notre grotte. Nous avons abandonné la grotte au bout de quelques mois la maison étant aménagée.
De nombreux projets prendront corps sous le soleil de l’arrière pays héraultais. Le développement de la société s’est fait sur notre capacité à imaginer et à innover. Nos travaux furent pour la plupart des services nouveaux pour le Minitel. Notre premier contrat sera le développement d’un agenda électronique de prise de rendez-vous à distance par Minitel pour médecins et secrétariat groupé, un ancêtre de Doctolib en quelque sorte. Pour ce premier contrat je m’engagerai à une obligation de bonne fin, c’était stimulant. A l’époque les sociétés d’informatique avaient l’habitude de vendre cher leurs prestations et de ne s’engager que sur une obligation de moyens mais pas de bonne fin. Puis ce sera un serveur pour l’inscription au concours des contrôleurs à France Telecom, 15000 inscrits en une semaine. Dans la foulée, j’ajouterai une application pour l’évaluation à distance des employés de France Télécom avec la DFPT (Direction de la Formation des Personnels des Télécoms). Spécifiée techniquement par Eleis et développée en partenariat par PA Informatique, cette application sera présentée par la DFPT pour un financement européen sous le nom d’Évaluatis. La marque Évaluatis sera déposée plus tard par Bertrand mais ne connaîtra pas de suite car le Minitel venait d’être rattrapé par le développement de l’Internet.
Après une étude exhaustive du secteur des bornes interactives pour la Cise, Eleis commencera la mise en place de bornes interactives et de diffuseurs vidéo dédiés au tourisme dans plusieurs communes de l’Hérault. D’autres travaux seront réalisés tel qu’une étude pour la création d’un vidéodisque de formation sur la sécurité routière pour le CNFPT (Centre National de le Fonction Publique Territoriale), l’implantation de deux serveurs vidéotex, un pour le centre de pharmacovigilance de l’hôpital de Montpellier et un autre pour l’hôpital de la Timone à Marseille. Les ventes de serveurs privés, les contrats d’étude ou de conseil et la vente de composeurs d’écran permettaient un développement correct de la société et le remboursement des emprunts familiaux. Cependant, cela ne suffisait pas à sécuriser la société et nos deux salaires, aussi je saisirai l’occasion d’un partenariat avec Auxiliaire System (agenda médecins) pour un développement dans le tertiaire basé sur la jonction entre la technique informatique et le service à distance. Dans le même temps Laurence donne des cours à l’Université de Montpellier, ce qui nous donnera l’occasion d’un partenariat et de la vente de logiciels. Une offre spéciale de Courtoisie, un package incluant un scanner, outil rare à l’époque permettra au professeur intéressé de mettre au point un corrigé automatique pour les contrôles sur QCM de ses quelques huit cents élèves. Il nous demandera de ne pas détailler la facture, le serveur et le scanner n’ayant pas suivi le même chemin.
Le Ceriam renoue avec son passé
Aux municipales de 1989 une nouvelle équipe est élue à la mairie de Ganges prés de Laroque. La majorité est socialiste et elle est dirigée par Jean-Pierre Wojcik. Suite à un échange avec Jean-Claude Quiniou j’apprends qu’il s’agit d’un des membres de l’équipe Ceriam à ses débuts. Jean-Claude comme à son habitude voit l’avantage que cela représente de venir sur les terres de Georges Frêche maire de Montpellier investi dans le Plan Câble. Il sera heureux de monter un séminaire de réflexion sur ses anciennes terres. Tout en lançant Eleis je retrouve avec joie mes complices de Gennevilliers. Le séminaire aura lieu un weekend avec la venue de François Du Castel.
Plus tard je ferai la connaissance d’un autre ancien du Ceriam celui qui me donnera l’occasion de faire l’étude pour un vidéodisque interactif sur la conduite automobile déjà mentionnée.
Notre séjour en Cévennes sera un moment d’initiatives, de créativité et de plaisirs simples. Fabienne vit avec nous pour terminer ses études secondaires. L’année 1988 sera une année chargée, rénovation de la maison, notre mariage qui officialisait notre union en présence de mes trois grands enfants. Frédérique attendait l’arrivée de mon premier petit-fils, Romain qui hélas allait décéder d’une septicémie quelques jours après sa naissance en octobre 1988 dans des conditions douteuses à la maternité d’Orléans. La grève des infirmières françaises de l’automne 1988 avait paralysé pendant sept mois une partie des hôpitaux et de nombreuses cliniques. Organisée pour réclamer de meilleurs salaires et conditions de travail, elle était dirigée non par des syndicats ou des associations professionnelles mais par une “coordination infirmière”, où étaient représentés tous les établissements en grève. Le décès était-il une conséquence de la grève ou un accident postopératoire ? Après une vaine tentative d’obtenir le dossier médical, Frédérique avec mon appui décidera avec courage de tourner son regard vers l’avenir.
Le 25 juillet 1989 Pierre, notre premier fils, nous apportera la joie et la lumière de sa présence. En septembre de la même année Frédérique mettra au monde mon second petit-fils Jonas.
Les promenades en montagne alternent avec des moments de travail intense. L’été était l’occasion de voir la famille et les amis; les visites seront nombreuses car le soleil du midi s’y prêtait bien. Fabienne était avec nous, attendant de passer son bac. Après l’obtention de son bac en juin 90, ne sachant pas encore quel chemin prendre, elle nous quittera en fin d’année pour un séjour de quelques mois à New York comme jeune fille au pair.
La maladie et la mort de mon père
Dans le même temps, courant 1989 un cancer se déclare pour mon père, un cancer de la gorge qui se généralise rapidement. Je voulais le prendre près de nous mais il a refusé, la cité des Sables était son petit village comme il disait, il ne voulait pas le quitter. Son traitement comprenait à la fois de la chimiothérapie et de la radiothérapie Dans le cas d’une radiothérapie cervico-faciale les médecins jugèrent nécessaire de pratiquer quelques extractions dentaires. Je me souviens avoir vu mon père pleurer après cette extraction. A 70 ans il était très fier de ses dents et c’est sans doute à ce moment là qu’il a décidé de ne pas poursuivre son traitement. Il savait qu’il lui restait seulement quelques mois et il savait comment il voulait les vivre, en pleine conscience. J’ai plaidé pour le convaincre de poursuivre mais sa décision était sans appel. Après plusieurs mois de souffrance durant lesquels j’irai le voir à Tours toutes les deux ou trois semaines, en juin 1990 il meurt. Pendant ces quelques mois nous nous sommes rapprochés, lui heureux de constater que je l’aimais puisque j’étais là souvent et moi apprenant le difficile parcours de la maladie dont était déjà morte ma mère. Je mesurais alors ce qu’il avait vécu à cette époque. Lui pensait à mes nombreux voyages et me disait que ça devait être dur pour moi, ce à quoi je répondais que c’était lui qui me donnait du courage à chacune de mes visites, du courage pour l’avenir et ses mauvaises surprises.
La perte d’une personne proche peut être l’occasion d’essayer de mieux comprendre qui était celui ou celle qui n’est plus. Remontent alors à la mémoire des souvenirs et des regrets aussi. Je n’ai pas assez cherché à savoir, pas assez posé de questions. En fait comme beaucoup d’enfants, je ne connaissais pas bien mon père. Je l’ai aimé, je l’ai admiré mais je ne le connaissais pas. Je crois qu’on ne connait jamais ses parents. Il y a trop de zones d’ombre dans une vie qui leur appartient et les affects masquent tout. Au décès du dernier parent, on comprend tout de suite qu’on est en première ligne et que c’est sans retour. Il n’y a plus personne devant.
Mon père était un homme qui pouvait paraître assez dur au premier abord mais qui en fait était d’une grande générosité et d’une grande humanité. Il râlait souvent devant l’extrême capacité d’accueil de ma belle-mère parce qu’il était lucide mais il finissait toujours par partager les élans de générosité de sa femme quand ce n’était pas lui qui était à la manœuvre. C’est ainsi qu’il prendra en charge Brigitte, leur filleule, fille de Colette au décès de celle-ci.
Sur le même palier que mes parents, demeurait un couple avec six enfants. La mère partira sans prévenir laissant là ses enfants. Elle est partie en abandonnant sa famille et mettant le feu. Elle a même laissé sa petite dernière, Maïssan, seule dans l’appartement avec le gaz allumé. Le feu commençait à se propager, mon père n’a pas hésité à entrer dans l’appartement pour aller chercher Maïssan. A partir de ce jour Chabanne, le père, considérera mon père comme son frère. Il obtiendra ensuite le droit de garde de sa petite dernière grâce à l’appui de mes parents qui participeront largement à l’éducation de Maïssan. Ils veilleront également d’une façon plus distante sur la fratrie placée dans des familles ou en foyer. Les enfants n’ont jamais eu de nouvelles de leur mère.
Je me rends compte seulement aujourd’hui de ce que mon père, a vécu. Veuf à 35 ans avec un petit garçon de 6 ans que pouvait-il faire d’autre que de m’envoyer à la campagne chez ma demi-sœur ? J’ai admiré son habileté et son intelligence et je l’ai beaucoup aimé mais j’ai mis du temps à comprendre pourquoi, comme le papa de Bambi, il ne m’avait pas gardé avec lui.
Lorsque survient l’aggravation et le décès de mon père, mon dernier parent, je craque. On peut imaginer que les adultes souffrent moins que les enfants lorsqu’ils perdent un être proche, mais c’est faux. J’ai 42 ans, je me sens loin de mes grands enfants et de ma Touraine natale. C’est la déprime, perte de dynamique, crise de larmes, doute. Nous décidons de repartir vers la région Centre. Ce ne sera pas Tours, mon père est mort, ce n’est plus le moment. Nous allons poursuivre notre expérience d’entreprise à Orléans. Nous louons la maison et préparons notre départ. C’est la fin de l’aventure cévenole.
« L’orphelin d’âge canonique
Personne ne le plaint : bernique !
Et pour tout le monde il demeure
Orphelin de la onzième heure.
Celui qui a fait cette chanson
A voulu dire à sa façon,
Que la perte des vieux est par-
Fois perte sèche, blague à part.
Avec l’âge c’est bien normal,
Les plaies du cœur guérissent mal.
Souventes fois même, salut !
Elles ne se referment plus.
L’orphelin, Georges Brassens
Retour en pays ligérien
« On ne peut transporter partout avec soi le cadavre de son père, on l’abandonne en compagnie des autres morts. Et l’on se souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et si on devient père, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre. Mais nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts »
Méditations esthétiques, Guillaume Apollinaire
Je laisse mon père avec ma peine à Laroque et je reprends le chemin d’Orléans où m’attendent mes enfants, du moins je le crois. L’année 1991 est un nouveau départ pour Eleis qui devient Entreprise ligérienne d’édition, d’information et de service. Nous serons dans un premier temps hébergés en pépinière d’entreprises au CID 45 à St Jean de la Ruelle. Fabienne après son retour des États-Unis nous rejoindra. C’est la période déclinante du Minitel mais il y a encore des possibilités d’initiative. Nous continuons de travailler sur la base de données des QCM pour la DFPT de Montpellier dans le cadre d’Évaluatis (Évaluation à distance par QCM). Nous sommes les premiers et sans doute les seuls à avoir produit plusieurs centaines de pages en alphanumérique pour Minitel 10. Cette technologie permettait de proposer à l’écran des équations mathématiques, ce que ne permettait pas le graphisme classique du Minitel courant. Nos écrans Minitel supportaient une définition supérieure et pouvaient présenter les équations mathématiques. Lors d’une visite d’une délégation chinoise à Saint Jean de la Ruelle, Eleis est la première entreprise à avoir dit bonjour en caractères chinois sur Minitel grâce au logiciel Diva et à l’habileté de Fabienne qui de retour des États-Unis travaillera quelques mois avec nous. C’était une période heureuse de complicité et de plaisir dans le travail.
Laurence attend la venue de Léo, notre deuxième enfant et nous habitons une petit maison louée juste à côté de chez Frédérique. Nos jardins se touchaient ce qui était bien pratique pour Pierre et Jonas. On pouvait passer d’une maison dans l’autre sans risque. Léo y passera ses premières années avec Laurence qui télé-travaillait pour Eleis. Fabienne habita un moment avec nous, puis rue des Charretiers, dans un appartement en ville que nous avions acheté en SCI.
En 1993 le CID nous demanda, en fin de bail temporaire de 23 mois, de chercher de nouveaux locaux. C’était la règle pour cette pépinière. Entre plusieurs offres nous avons arrêté notre choix sur des bureaux rue du faubourg Madeleine à Orléans. C’est un saut important car nous occupons un plateau entier. Nous décidons de sous-louer une partie des mètres carrés à une micro entreprise de communication graphique et nous ajoutons à notre catalogue la revente de micro-ordinateurs pour faire progresser notre chiffre d’affaire.
La vente de la maison de Laroque permet un apport de fonds pour le développement d’Eleis. Nous travaillons sur une offre locale, le 3615 Orléans, couplée à une carte locale de services en partenariat avec la Caisse d’Épargne. Nous sommes en 1993, ce genre de couplage entre vidéotex et carte n’était pas courant. Toutes les communes de l’agglomération orléanaise sont au programme quelque soit leur couleur politique.
Presque toute la famille est maintenant rassemblée dans un même territoire. Je me dis que le moment est peut-être venu de faire quelque chose de plus grand en nous appuyant sur nos ressources humaines mises en commun. Eleis possédait alors un savoir faire, une capacité d’innovation et des idées de développement qui la plaçaient très en avance sur les autres sociétés du même genre. Référant à la période, plusieurs projets feraient bonne figure pour créer ce qu’on appelle aujourd’hui une start-up. Nos produits sont remarquables que ce soit sur le plan technique ou sur le plan des études.
Le Minitel allait vers sa fin et serait bientôt concurrencé par Internet. Une étude faite pour la Médiathèque d’Orléans sur Le multimédia « off line » et « on line » naissants m’avait permis de faire un point précis sur ces technologies et leur avenir. Cette étude ainsi qu’une intervention sur le multimédia en tant que formateur à l’Université de Nanterre me permettaient d’orienter Eleis sur un chemin d’avenir. On ne parlait pas d’Internet mais le multimédia sur CDROM se développait avec un peu de retard sur l’Allemagne ou la Grande Bretagne surtout en matière d’équipement. Les réseaux de communications existaient et attendaient leurs contenus.
Bertrand nous a rejoints en 1994, il apportait ses connaissances et son expérience des vidéocommunications par satellite acquise dans un cadre européen avec l’opération des « 25 ans de l’Université de Paris Dauphine ». Une autre vidéotransmission sur le commerce numérique aura pour partenaire Arte. Enfin une 3ème conférence à distance sera montée pour l’association de formation ORT. En 1995, Bertrand prend la direction d’Eleis, mais notre entente n’est pas au rendez-vous. Bertrand me contraint à partir. Après ces quelques belles opérations qui propulsent Eleis sur le devant de la scène de la communication électronique à Orléans, le projet familial a vécu. L’aventure se poursuivra sans moi. Je dois quitter Eleis et renoncer à mon projet. Je laisse derrière moi une société bien implantée localement avec un avenir prometteur.
Je m’interroge sur l’idée de créer quelque chose d’autre ou d’aller travailler dans le privé. C’est l’heure du choix, je suis arrivé au bout des possibilités en matière de disponibilité. Soit je mets un terme définitif à mon statut de fonctionnaire pour poursuivre une carrière en tant que cadre du privé, soit je reprends le chemin de La Poste pour une nouvelle tranche de vie. Après quelques recherches d’emploi, un passage à l’APEC et quelques mois d’hésitation, je décide de reprendre ma place à La Poste. Elle a évolué vers un nouveau statut, elle est devenue EPIC (Établissement public industriel et commercial).
Pour l’administration, je suis hors cadre car absent depuis longtemps. Je dois chercher une solution avec la Direction des Ressources Humaines pour mon retour parmi les cadres. Plusieurs rencontres avec des directeurs de services centraux que mon profil intéresse, seront sans suite, je suis trop âgé pour intégrer des équipes constituées de jeunes diplômés. Sur les conseils de la Secrétaire générale de la DRH, je me suis tourné vers la fonction de Chef d’établissement et j’ai obtenu une prolongation exceptionnelle de ma disponibilité jusqu’au 30 novembre 1996 pour me laisser le temps de trouver un poste. Suivant les conseils de deux Directeurs de groupement que j’avais connus avant de m’éloigner de La Poste, je dois choisir parmi les bureaux disponibles, prendre des rendez-vous. C’est le moment de nouvelles promenades en Touraine avec Pierre et Léo pour découvrir les localités et les bureaux.
Retour à La Poste
Mes recherches pour un poste en Touraine n’ayant pas abouti je me suis tourné vers le Loiret où j’avais déjà travaillé. Un poste est libre du côté de Pithiviers et un autre à du côté de Montargis. Après les visites, notre choix se porte sur Ferrières en Gâtinais. La Directrice de groupement de Montargis en charge de ce bureau est peu conventionnelle et elle est prête à m’intégrer dans son équipe. Elle a vu tout de suite le potentiel que je représentais et elle a compris mon mode de fonctionnement. Elle m’a ouvert des perspectives correspondant à mon caractère, indépendance et créativité dans l’action sans contrôle tatillon. Elle n’a pas eu à le regretter, La Poste non plus. Dans les dix ans qui suivront, les résultats seront toujours au rendez-vous avec des actions originales et valorisantes pour l’image de La Poste. Pendant trois ans à Ferrières, j’ai servi conformément à la mission de service public qui était la mienne, tout en profitant de ma position institutionnelle pour mener des activités sociales et culturelles. Le bureau desservait 17 communes soit environ 16000 usagers. Le Gâtinais est un ancien comté et une région naturelle s’étendant sur le territoire des départements du Loiret, de la Seine-et-Marne, de l’Essonne et de l’Yonne, entre la Loire et la Seine. Ferrières en Gâtinais avait été un important centre métallurgique jusqu’à l’épuisement des mines de fer, d’où le nom de Ferrières.
Ferrières en Gâtinais, cité historique
L’existence, attestée, d’une implantation religieuse à Ferrières remonte à l’an 44 de l’ère chrétienne. Saint Savinien, Saint Potentien et Saint Altin, envoyés à Ferrarrium pour prêcher dans les Gaules, du temps de la persécution en sont les premiers personnages historiques connus. L’église Notre-Dame-de-Bethléem, la première chapelle portant ce nom, fut construite à cet endroit à leur initiative. Les chrétiens en sûreté dans un lieu à l’écart des villes ne souffrirent d’aucune persécution pendant l’espace de quatre cents ans jusqu’à 451 avec la venue des Vendales, un peuple nomade, quittant leur pays sous la conduite d’Attila qui ravagèrent toute l’Allemagne et descendirent jusqu’en France.
Après son baptême, Clovis 1er roi de France fonda l’Abbaye de Ferrières, l’église St Pierre et St Paul et institua la procession de la Pentecôte en 511. Il vint à Ferrières pour poser la première pierre de ces monuments. Pour expliquer comment, et quelle raison poussa le roi à fonder et faire bâtir une Église St Pierre proche de celle de N.D. de Bethléem, c’est qu’il connu Clothilde sa femme, qui était très pieuse, par l’intermédiaire des religieux du lieu. Ce fût Pépin le Bref qui le premier roi tint sa cour à Ferrières. Il y fût sacré roi par Étienne 2 en 754. Un jour que Pépin avait réuni toute sa cour à l’occasion d’une grande fête il descendit dans l’arène au milieu d’un combat d’un taureau et d’un lion et tua le lion d’un coup d’épée, faisant montre de sa force extraordinaire malgré sa petite taille. Voilà pourquoi il est représenté avec un lion sur un des piliers de la grande porte d’entrée de l’église St Pierre.
Les Nocturnes de Ferrières
A l’occasion d’une intervention à un séminaire de formation, il nous avait été demandé d’organiser un évènement local. Pour mon exposé, j’avais pris comme point d’appui l’existence d’un monument historique pour construire l’évènement. L’idée de la chose existait, je pouvais passer de la théorie à la pratique. Le contexte historique de Ferrières m’a naturellement conduit à participer dès la première année aux fêtes médiévales « Les Nocturnes de Ferrières » et à amener La Poste à s’y intéresser. Durant deux weekends en août, la ville était close et ses rues bruissaient de tout un petit peuple en costume entre Moyen âge et Renaissance Pour notre participation, j’avais conçu un scénario autour d’une Poste aux chevaux et d’un Office des messages avec écrivain publique. Le bureau de La Poste décoré en conséquence était intégré à la programmation générale. J’avais entraîné avec moi toute mon équipe ou presque. Il y a toujours des grincheux voir des haineux comme c’était le cas d’un de mes facteurs, militant cégétiste, hostile à tout ce qui pouvait améliorer la communication et l’art d’être ensemble. Pour moi c’était l’occasion de permettre aux membres du groupe d’aller au delà de leur fonction en se faisant plaisir. Un certain nombre qui avaient déjà eu des complicités lorsqu’ils étaient plus jeunes ont retrouvé avec plaisir cette impulsion nouvelle d’être ensemble. De plus, pour eux, ce type d’activité de la part d’un chef d’établissement était nouveau, ils appréciaient en conséquence.
Les Nocturnes comme son nom l’indique commençaient à la nuit vers 22h. Avant nous prenions un repas en commun financé par une association créée pour nos activités « Aladin ». Ensuite, tous costumés nous allions dans le jardin pour jouer nos rôles. L’écrivain public rédigeait à la plume d’oie sur des Prêts-à-Poster les messages que lui confiait les visiteurs. Pour ceux qui ne souhaitaient pas ce type de support, nous avions d’autres supports style papier ancien décoré en vente pour le financement d’Aladin ou encore des documents philatéliques locaux avec timbres de collection.
La Poste et les écoles
Dans un autre domaine, La Poste avait un projet national annuel destiné à valoriser l’écrit, « La Journée de la lettre ». Chaque bureau devait promouvoir cette journée. L’opération m’est apparue une bonne base de départ pour un travail avec les écoles. En 1997, elle servira de base pour d’un concours organisé avec les écoles sur le thème « Écrire aux grands-parents ». Toutes les classes du primaire ont été invitées à participer, école publique comme école privée, la commune comptant l’une et l’autre. Il y avait une forme de petit concours par classe et par écolier dans chaque classe. Le jury était constitué d’anciens du club du 3ème âge, « L’Age d’or ». Pour les enfants qui n’avaient pas de grands parents vivants, des membres du club étaient prévus pour recevoir les lettres et y répondre. Chaque enfant participant recevait des timbres de collection.
En 1998, le thème sera « Soutenir l’équipe de France de foot ». Pour cette édition, plusieurs dizaines de lettres, avec textes et dessins, ont été réunies dans un livret adressé à Zidane avec deux documents vierges à entête des écoles pour recueillir les signatures de l’équipe. Zidane nous a retourné les deux documents signés par tous, entraineur et masseur compris. La remise des documents encadrés fut un évènement qui a réuni quelques 200 personnes en présence du directeur départemental et du maire. Ce fût l’occasion d’avoir sur la même photo le directeur de l’école laïque et une religieuse directrice de l’école privée.
Les Virades de l’Espoir
Poursuivant ma démarche d’action sociale destinée à rapprocher population et service public de La Poste, en 1998 je serai l’organisateur des Virades de l’Espoir contre la Mucoviscidose. La manifestation rassemblera quelque 800 participants. Lorsqu’Alain et Bernadette S, responsables départementaux et parents d’Antoine un enfant atteint de la maladie m’ont contacté pour des Virades à Ferrières je n’ai pas hésité car je connaissais cette maladie. Je l’avais déjà rencontrée chez une petite camarade d’école de Frédérique. Je m’étais aussi décidé sur le conseil de François Bonneau Conseiller régional du Centre qui deviendra plus tard Président de la région. Le principe des Virades est le suivant, « je donne mon souffle et je recueille des dons ». Les Virades seront un grand succès puisque les fonds récoltés arriveront en seconde position dans le département. La mobilisation a permis à l’occasion de faire pour la 1ère fois sans doute en France, une sortie en rollers sur route avec le club d’Orléans dont s’occupait Frédérique. Cela fit grande impression sur les autorités municipales peu habituées à de telles choses, d’autant qu’il avait fallu demander à la gendarmerie un accompagnement. Une idée rencontre un lieu et devient projet puis une réalisation, pour Laurence et moi cela allait de soi. Comme pour tous nos projets, nous y apporterons tout notre enthousiasme et tout notre savoir-faire.
Le club de rollers
Suite aux Virades et à l’accompagnement en rollers, nous avons créé un club de rollers pour les jeunes du village intéressés mais aussi pour occuper nos loisirs et ceux de Pierre et Léo. Nous étions la dernière section sportive de l’ESG (Entente Sportive du Gâtinais). Nous avons fait participer les jeunes inscrits au 1er championnat de France de la spécialité à Châteauroux et obtenu de la commune l’aménagement d’un skatepark. Bien sûr je n’ai jamais mis mes pieds sur des rollers à la différence de Laurence, Pierre et Léo, j’en étais seulement le président. En tant que dernière section créée, nous avons eu notre place sur la plaquette des 25 ans d’activités de l’ESG. La plaquette était le travail de Laurence, avec La Poste en partenaire. Ce travail nous a valu à chacun l’honneur d’une médaille commémorative en souvenir de ces 25 ans d’existence.
Tout cela a eu lieu en trois ans durant lesquels je me suis investit à temps plein avec un plaisir extrême en retour. « L’art étourdi de crée » selon la formule de Jean Fourton, plasticien. C’est cela le secret du bonheur et de la réussite, créer.
Que faire ensuite ?
Sur ma lancée deux voies s’offraient à moi. Je pouvais suivre les conseils de François Bonneau qui voyait dans le succès des Virades une rampe de lancement politique pour moi en visant le poste de Conseiller général de Ferrières aux cantonales de 2001. Je pouvais aussi chercher une promotion à La Poste et partir, ce sera mon choix car la politique pour laquelle j’avais une certaine expérience exige trop de compromis. Ce type de politique ne correspondait plus à ma personnalité un peu artiste et surtout teintée d’anarchisme. En m’appuyant sur mes succès et un peu de travail, j’irais chercher la promotion dont j’avais besoin pour changer de résidence et me rapprocher de la Touraine et aussi de ma belle-mère car elle avait besoin de mon aide et de mon assistance.
Montlouis sur Loire
Après avoir réussi mon concours, en août 1999, j’ai été dans un grade supérieur à Montlouis sur Loire, hélas trop tard pour ma belle-mère qui est décédée au début de l’année 1999. Ce nouveau retour en Touraine fut l’occasion de reprendre contact avec mon ancien monde et de créer une nouvelle ligne de vie. J’étais heureux d’être de retour en Touraine et j’ai tenté de renouer avec quelques personnes sans doute par nostalgie. Les petit-cousins Mauvy, contactés seront heureux de me revoir en souvenir de leur père, mon cousin germain et de leur grand-oncle mon père. C’était l’occasion de restaurer une sorte de continuité familiale et de reconnaître les miens malgré la différence de niveau social et culturel. Pierre et Léo seront heureux de connaître ces cousins, d’autres Mauvy qu’eux. Parmi les anciennes connaissances, j’ai également repris contact avec Henri, l’ami de la famille qui en sera très heureux. Il était en perte d’énergie compte-tenu de son âge. Il sera une sorte de grand-père pour Pierre et Léo, lui qui n’a pas eu d’enfants et eux qui n’ont jamais connu leurs grands-pères. Nous aurons l’occasion de quelques beaux dimanches à La Mânnerie où Henri avait une petite « longère » tourangelle héritée de sa tante. Nous passerons aussi ensemble quelques semaines de vacances d’été bien accueillies par notre vénérable ami. A la Mânerie à côté d’Artannes Toujours en recherche d’activité, pendant que Laurence découvre le jardinage, je sors de leur moisissure mortelle toute une collection de vieux livres hérités de l’oncle par alliance d’Henri en même temps que la maison et abandonnés à leur sort. Je me découvre à l’occasion du goût pour la bibliophilie et la reliure.
Côté professionnel, me voici à Montlouis, ville de 10 000 habitants dans l’est tourangeau. Outre la gestion du bureau d’une trentaine d’employés, je vais devoir assumer le passage aux 35 heures en 2000, la séparation du courrier d’avec le guichet, la construction d’un nouveau bureau inauguré en juin 2001 et le passage à l’euro en 2002.
Le 1er janvier 2002, les billets et les pièces en euros ont été introduits dans douze pays comptant au total 308 millions d’habitants. Il s’agissait de la plus vaste opération d’échange monétaire que le monde ait connue. Étaient concernés le secteur bancaire, les sociétés de transport de fonds, les commerçants, les sociétés gérant des distributeurs automatiques et, bien évidemment, le grand public. Il s’agissait pour nous de récupérer les francs en billets et pièces et de les reverser à la Banque de France. A ce moment là je gère deux entités séparées de quelques centaines de mètres, le courrier et le guichet.
Je n’ai plus beaucoup de temps pour des activités parallèles mais je ne me désintéresse pas de l’évolution sociale et politique. La ville de Montlouis était gérée par un député-maire socialiste dont j’avais fait la connaissance. C’était un maire dynamique et ouvert, c’est pourquoi j’ai à nouveau repris un peu de service dans la mouvance du PS, sans adhérer, jusqu’à notre rupture pour cause de désaccord sur le Traité Européen en 2005. Entre temps j’avais lancé avec lui une réflexion sur la laïcité après les attentats du 11 septembre. Ce fut d’abord une série de rencontres à Montlouis sur le thème « La laïcité, comment mieux vivre ensemble ». Ma conviction était que l’idée qui pourrait le mieux nous aider à lutter contre l’éclatement de la société était la laïcité. La laïcité fait partie intégrante du combat humaniste, elle est inséparable de la République et elle est porteuse des idéaux progressistes. Les attentats du 11 septembre 2001 renvoyaient l’humanité à ses antiques défauts, intolérance, brutalité, obscurantisme, manque de générosité à l’égard de l’autre, c’est à dire oubli de l’humanisme. La responsabilité en incombait à un retour en force de l’intégrisme religieux. Le religieux dans sa forme la plus archaïque prenait le dessus sur toute autre considération. La laïcité n’était pas seulement menacée par l’intégrisme islamique mais aussi par le système néolibéral. Nous avons pu voir Bush à l’œuvre et l’Amérique en appelait à la prière pour la victoire de ses troupes en Irak.
Depuis plus de deux siècles en France, c’est au nom de la laïcité qu’on a conçu le projet d’une société délivrée du dogmatisme, le projet d’une société où les hommes et les femmes, libres de leurs pensées, puissent prendre leur destin en mains en étant solidaires. Dans ce combat se trouve le creuset de ma conviction humaniste et progressiste. Mener le combat de la laïcité, c’était mener le combat pour mes valeurs. Nous avons failli car nous avons cessé de voir le progrès de l’homme comme l’élément essentiel de notre action et la laïcité comme l’instrument privilégié de son développement.
Les valeurs de la laïcité, au-delà de toute réduction sont la conquête de la citoyenneté, la démocratie, l’humanisme, la solidarité, le libre examen, la tolérance, les droits de l’homme, le refus de l’exclusion, l’émancipation de tous et de toutes, le respect de la diversité et la recherche du bonheur.
Comme le disait Jaurès dans son discours à la jeunesse en 1903 « l’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution une perpétuelle création ». Il nous appartient d’inventer l’avenir à partir du monde que nous changeons. La laïcité permet dans un pacte républicain l’affirmation d’une morale collective celle de l’humanisme et de la liberté de pensée. C’est elle qui nous a conduits pour arriver à cet équilibre qui nous permet de vivre ensemble au-delà de nos différences.
La laïcité ce n’est en aucun cas la répression des croyances. Croire, pour moi, c’est se laisser guider par des rêves et des sensations, pour se créer un monde en dehors de toute raison. Mais cette croyance est privée, elle n’est soumise à aucun collectif et ne doit ni s’imposer ni s’opposer aux autres collectifs. Dans certaines croyances il y a des coutumes, le problème est pour les croyants de les accommoder avec les habitudes et les règles communes du pays dans lequel ils vivent. Ce n’est pas au collectif de s’adapter aux choix particuliers.
La laïcité en France est l’aboutissement de plusieurs siècles d’histoire et d’équilibre. L’important est de la développer, ce qui nous aidera à répondre dans les meilleures conditions aux grandes questions éthiques qui se posent à nous au XXIème siècle, l’immigration économique et climatique, la PMA et la GPA, les modifications génétiques, l’euthanasie ou le droit de mourir dans la dignité entre autres.
La question finale est d’imaginer que se passerait-il s’il n’y avait pas la laïcité et l’esprit de tolérance ? Comment affronter les grands défis repliés sur des intérêts communautaires ou idéologiques qu’ils soient religieux avec l’islamisme ou idéologiques avec la montée de l’extrême droite nationaliste et ses délires totalitaires
Les enfants, les études et la FCPE
Pierre et Léo découvrent la terre de leurs ancêtres avec passion. Les traces des uns et des autres seront repérées et commentées en continu. Dans un premier temps ils iront à l’école de La Membrolle sur Choisille où un logement de fonction m’avait été attribué. Cette école ne sera pas un souvenir exceptionnel pour les enfants mais le lieu leur offrira une réelle compensation avec un petit jardin presque au bord de la Choisille ce qui permettra à Léo de découvrir la pêche et à toute la famille de découvrir des coins de campagne exceptionnels. Deux ans plus tard, La Poste me priera de déménager contre une prime car elle souhaite récupérer l’appartement pour en faire un local de travail pour le bureau de La Membrolle. Un logement réservé aux fonctionnaires nous est proposé au bout du boulevard Béranger derrière la chapelle St Eloi intégrée autrefois à la brasserie de même nom; un lieu de souvenirs d’enfance pour moi.
En 2000, nous avions acheté un petit appartement rue Colbert pour servir de local professionnel à Laurence, mi-chemin entre La Membrolle et Montlouis qui nous permettait d’inscrire Pierre et Léo à l’école et au collège Anatole France. Ils pourront ensuite poursuivre leurs études au lycée Descartes. Dans mon souvenir d’adolescent c’était un privilège et un signe d’ascension sociale, cela restait vrai au début des années 2000. Le lycée Descartes, réputé en région, est le lycée des classes bourgeoises de Tours, commerçants, médecins, avocats et personnel militaire supérieur. Accessoirement, c’était pour moi une revanche dans la trajectoire de mon élévation sociale. Mon engagement à la fédération des parents d’élèves FCPE me permettra d’être élu au conseil d’administration du lycée. Je me trouverai rapidement confirmer dans l’idée qu’il y a plusieurs écoles de la République. A nouveau, je serai amené à bousculer un peu le système en place et avec la FCPE à tenter d’infléchir le cours de la ségrégation sociale en participant à différentes commissions académiques et aidant au mieux les enfants de tous types de milieu dans leur parcours scolaire.
Amboise et le projet CQC
En 2001, La Poste éclate en deux avec le courrier d’un côté et le guichet Banque Postale comprise de l’autre. Je choisis le courrier avec son projet CQC (Cap Qualité Courrier) d’automatisation et de mécanisation du courrier et des colis. Le commerce de banque ne m’a jamais intéressé.
La Poste a décidé d’un vaste plan d’automatisation du courrier, le projet CQC, de plusieurs milliards dont une centaine de millions pour l’Indre et Loire et le Loir et Cher. Localement, le projet CQC consiste en la mise place d’une plateforme régionale à Sorigny, d’une plateforme colis à Mer et de trois plateformes locales dont celle d’Amboise. Après avoir géré l’éclatement de La Poste à Montlouis, en 2005 je postule pour prendre en charge le centre courrier d’Amboise. Je devais superviser la délocalisation du service et la création de la nouvelle plateforme courrier de la première pierre jusqu’à sa mise en exploitation.
Ce projet était pour moi l’occasion de finir en beauté ma carrière avec un retour extraordinaire des choses puisque en 1974 j’étais contrôleur employé au CTA qui fut le premier Centre de Tri Automatique en France. Pour moi, CQC se présentait comme une aventure collective qui visait à conduire une tribu de postiers vers un nouvel horizon. J’aime les projets collectifs. Le temps d’un projet j’ai du plaisir, je suis utile et je sens que j’apporte quelque chose aux autres. En fait, je suis un peu nihiliste sans trop d’illusions sur la nature humaine, il me faut donc des motivations fortes, des défis que je mène à mon idée. Pendant deux ans je serai souvent en conflit avec certaines directions fonctionnelles mais j’en sortirai avec les félicitations de ma hiérarchie.
« O Gentilshommes, la vie est courte..Si nous vivons, nous vivons pour marcher Sur la tête des rois. » William Shakespeare
Après avoir supervisé en tant que futur exploitant la construction de la plateforme de 2300 m2 sortie du sol en six mois et dotée d’une machine à trier de nouvelle génération, je suis chargé de déménager le tri et les facteurs. Le transfert de 50 personnes, du centre d’Amboise vers le nouveau bâtiment en ZAC à six kilomètres du centre ville fut un franc succès, transparence pour les foyers desservis et pas de problèmes sociaux. C’était une satisfaction d’avoir réussi cette mutation qui aurait pu se faire avec un autre directeur mais sûrement avec beaucoup plus de douleur pour le personnel compte tenu des injonctions des directions financières et de la production obnubilées par le gain de productivité. Dans l’opération, j’ai obtenu des primes pour le personnel en compensation du déplacement, primes que les syndicats préoccupés par la plateforme centrale de Sorigny n’avaient même pas songé à demander pour les plateformes annexes. Avant mon départ j’ai monté les dossiers nécessaires à huit promotions méritées pour des agents investis dans le changement alors que la direction nous demandait de réserver ces promotions, promises aux syndicats, pour le prochain projet « facteurs d’avenir ». J’ai obtenu ces promotions car mes collègues dans leur quasi totalité avaient suivi les instructions en ne déposant aucun dossier. Il faut dire que les dossiers étaient suffisamment conséquents pour décourager les paresseux.
Pour La Poste, comme pour tant d’autres grandes entreprises, ce n’est jamais assez. Alors que je réclamais une pause pour moi et mon personnel, la Direction a voulu que je prenne en charge un nouveau projet d’intégration d’un bureau voisin à Bléré avec l’opération « Facteurs d’avenir ». Cela gonflait mes effectifs à 80 personnes et modifiait profondément les conditions de travail du personnel. La Poste s’engageait dans un rythme soutenu déjà connu à France Télécom dont le paroxysme en 2009 sera la « crise des suicides » liée à l’application du plan NExT. Le plan NExT était un plan de redressement de l’entreprise qui visait, entre autres objectifs, au départ en trois ans de 22 000 des 120 000 salariés, dans un contexte d’ouverture à la concurrence. Ce plan introduit un management violent. En 2004, 4000 employés sont formés durant dix jours afin d’accomplir sur le terrain le plan NExT : la réduction des effectifs est une priorité. De nouvelles techniques de management sont introduites, la méthode est de dégrader les conditions de travail, afin de pousser psychologiquement une partie des employés au départ volontaire. Des stages apprennent à ces managers des schémas sur les courbes du deuil qui définissent six étapes par lesquelles tout salarié qui se voit annoncer la suppression de son poste, doit passer : l’annonce de la mutation, le refus de comprendre, la résistance, la décompression qui peut aller jusqu’à la dépression, la résignation et l’intégration du salarié. La Poste, comme à France Télécom, exerçait d’abord la pression sur les cadres, « briques de base », pour évoluer vers le statut de SA.
En désaccord avec cette évolution, je décide d’arrêter par un départ anticipé en retraite. Je veux passer à autre chose comme consacrer plus de temps à Pierre et Léo. J’ai bien aimé le projet CQC, son défit technique à conduire et un travail social à accomplir. En préretraite à ma demande fin 2007, j’ai fait valoir mes droits à retraite en septembre 2008. J’ai eu droit à un mot aimable du Directeur nouvellement arrivé, peut-être était-il sincère, pour le travail accompli. Mais il était bien content de ma demande, la suite pourrait se faire avec quelqu’un de plus docile et plus complaisant sur les questions sociales. Je quittais La Poste pour de bon et je lui ai dit adieu avec une sorte de Slam lors de ma dernière réunion de direction face à tous mes collègues directeurs de centre réunis.
La retraite
La retraite est un ensemble de deuils. Au deuil de ce qu’on n’est plus socialement s’ajoute le deuil de tout ce qu’on n’a pas pu être. Il reste la liberté de devenir autre chose. Qu’elles étaient mes passions et mes désirs que je peux encore réaliser ? Sur cette base que se construira la suite.
La retraite est aussi une nouvelle rupture, c’est l’occasion de délaisser les technologies de communication pour un retour vers la nature, la réflexion philosophique et spirituelle. Un monde que j’aurai dû voir depuis longtemps dans les yeux de Laurence. Trois ans avant ma retraite, elle s’était libérée de ma technophilie et avait choisi une autre voie lui permettant de se rapprocher de la terre et du travail sur la matière en devenant artisane, peintre en décors et en bâtiment.
Selon les mots d’André Gorz, emporté par le désir de « forcer la technique à accoucher d’une utopie », je m’étais un peu égaré imaginant que les technologies de l’information pourraient diffuser une culture conviviale « à l’échelle du globe, pour mettre en commun inventions, idées, découvertes ». Pourquoi ai-je tant tardé à prendre du recul face à ces technologies ? Fasciné par leur progrès rapide et auto-satisfait d’être parmi leurs découvreurs, j’ai foncé avant d’en réaliser les contradictions. Pourquoi ai-je entraîné Laurence dans ma passion aveugle ?
« Parce que, répond-il, j’étais moi aussi porteur de cette déconsidération du sensible, de la nature, des valeurs dites « féminines », au profit exclusif de la rationalité promue par la modernité européenne. »
André Gorz Lettre à Dorine
Publié en auto-édition
Dépôt légal 2ème trimestre 2024